Monuments de la langue romane.

Monuments de la langue romane.


Après avoir présenté ces notions sur les troubadours et sur les cours d' amour, je terminerai ce discours préliminaire par l' indication des monuments de la langue romane, soit en prose, soit en vers, qui ont précédé (1) les ouvrages qui nous restent de ces poëtes.

(1) Quelque desir que j' aie de m' autoriser de monuments qui servissent à prouver l' existence ancienne de la langue romane, je croirais manquer aux devoirs de l' impartialité et aux règles de la critique, si je ne rejetais les pièces qui ne me paraissent pas assez authentiques. Ainsi parmi ces monuments je ne comprendrai pas cette épitaphe du comte Bernard:
Aissi jai lo comte Bernad
Fisel credeire al sang sacrat,
Que sempre prud hom es estat:
Preguem la divina bountat
Qu' aquela fi que lo tuat
Posqua soy arma aber salvat. (*:
Ici gît le comte Bernard
Fidèle croyant au sang sacré,
Qui toujours preux homme a été:
Prions la divine bonté
Que cette fin qui le tua
Puisse son ame avoir sauvé.)

On faisait remonter la date de cette épitaphe à l' an 844, époque où le comte Bernard fut tué par l' ordre de Louis-le-Débonnaire.
Borel (a) l' avait publiée avec le fragment d' une chronique attribuée à Odon Aribert. L' académie de Barcelonne (b) avait reproduit ces vers comme un monument de 844, et dom Rivet (c) les avait cités à son tour. Mais l' antiquité de cette épitaphe a été justement suspectée par les savants auteurs de l' histoire générale de Languedoc, par Lafaille dans ses annales de Toulouse, par Baluze lui-même, qui avait voulu d' abord se servir du fragment de la chronique, et enfin par l' abbé Andrès (d) et par l' abbé Simon Assemani (e).
(a) Antiquités de Castres, p. 12, Dictionnaire des termes du vieux français.
(b) Real Academia de Barcelona, t. I, 2e partie, p. 575.
(c) Hist. Litt. de la France, t. 7, avert., p. LXVIII.
(d) Dell' origine, de' progressi e dello stato d' ogni litteratura, t. I, p. 267.
(e) Se gli Arabi ebbero alcuna influenza sull' origine della poesia moderna in Europa.
Aux raisons données par ces divers critiques, j' ajouterai
1° que ce fragment de chronique n' est connu que par la publication faite par Borel;
2° que celui-ci n' a pas tenu l' engagement qu' il avait pris de publier le texte entier du manuscrit;
3° qu' on ignore aujourd'hui si le manuscrit existe encore;
4° que le prétendu auteur de la chronique, Odon Aribert, n' a été cité ni connu par aucun écrivain;
5° enfin que le style même m’ a paru n' être pas antérieur au douzième siècle.


Serments de 842.

J' ai parlé précédemment (1: Voyez t. I, p. xxij.) de ce précieux et antique monument de la langue romane, je me borne ici à une seule observation: il n' existe qu' un seul manuscrit de l' ouvrage de Nithard, qui a conservé ces serments en langue originale. C' est sur ce manuscrit qu' a été copié le texte que je publie en conservant la place exacte des lettres et des mots. Comme il a été précédemment gravé deux fac-simile (1: Par MM. de Roquefort et de Moursin) de ce texte, je n' ai pas cru nécessaire d' en publier un troisième.

Poëme sur Boece.

Après le serment de 842, le poëme sur Boece est, sans contredit, le plus ancien des monuments de la langue romane qui sont parvenus jusqu' à nous.
Il paraît que ce poëme était d' une longueur considérable; avant de décrire le manuscrit unique qui en a conservé un fragment de deux cent cinquante sept vers, je crois convenable de parler de l' abbaye de Fleury ou Saint-Benoît-sur-Loire, et de sa fameuse bibliothèque, dans laquelle ce manuscrit était encore déposé, lors de la suppression des
monastères.
Il a été fait mention pour la première fois de ce manuscrit précieux dans l' une des dissertations sur l' histoire ecclésiastique et civile de Paris, par l' abbé Lebœuf, où se trouvent deux passages de ce poëme; ils y sont intitulés: “Fragment de poésie, en langage vulgaire usité, il y a environ sept cents ans, dans les parties méridionales de la France, tiré d' un manuscrit de la bibliothèque de Saint-Benoît-sur-Loire, qui paraît être du XIe siècle.”
Il dit plus bas: “Ce que j' ai vu en 1727 dans un des volumes de la fameuse bibliothèque de l' abbaye de Fleury ou Saint-Benoît-sur-Loire.” (1: Tome II, p. 409.)
Cette abbaye fondée dans le VIe siècle, sous le règne de Clovis II, devint une des principales abbayes de la France; elle possédait le corps de saint Benoît, qui y avait été transféré du mont Cassin (2: Joan. a Bosco, Floriac. vet. Bibliot., p. 409.) en 660; et il existe des monuments historiques qui attestent qu' elle jouissait de très grands revenus.
Dans le Xe siècle, lorsque Odon, abbé de Cluni, eut réformé les moines de cette abbaye, elle devint célèbre par son école et par sa bibliothèque.
Léon VII, qui avait appelé Odon à Rome, établit le monastère de Fleury chef de l' ordre de Saint-Benoît, l' exempta de la juridiction épiscopale, et déclara l' abbé chef de tous les abbés de France.
Abbon, né à Orléans, fit ses études dans l' école de Fleury; il en fut abbé, sous le règne de Hugues Capet, jusqu' en 1004.
Il contribua beaucoup à maintenir et à propager les bonnes études.
Gauzlin, fils naturel de Hugues Capet, fut confié par son père à Abbon: ce jeune prince, élevé dans le monastère de Fleury, acquit beaucoup d' instruction, devint abbé en 1005, après la mort d' Abbon, et ensuite archevêque de Bourges, en 1013.
A cette époque on comptait cinq mille étudiants, soit religieux, soit externes, dans l' école de Fleury.
Tous les ans chaque écolier était tenu de donner deux manuscrits pour honoraires ou rétribution; ce qui rendit bientôt la bibliothèque de Fleury l' une des plus riches de la France.
Elle était pourvue non-seulement des livres que l' état religieux exigeait, mais encore des auteurs classiques; on y trouvait le traité de la République par Cicéron, traité qui a été ensuite perdu pour les lettres. (1: Hist Litt. de la France, t. V, p. 36.)
Veran qui fut abbé de Fleury, depuis 1080 jusqu' en 1095, prit soin d' entretenir les richesses de la bibliothèque. (2: Hist. Litt. de la France, t. VII, p. 102.)
Peu de temps après, et sous le règne de Louis-le-Jeune, Machaire, alors abbé, voyant que les livres dépérissaient, imposa une taxe dont le produit fut destiné à acheter du parchemin pour recopier les vieux manuscrits, et à se procurer des manuscrits nouveaux.
Voici l' ordonnance capitulaire:
“Moi abbé, voyant que les manuscrits de notre bibliothèque dépérissent par l' effet de la vétusté, par les attaques du ciron et de la teigne, voulant y remédier, et acheter soit de nouveaux manuscrits, soit des parchemins pour recopier les anciens, j' ai, dans mon chapitre, avec le consentement, et même à la prière de tout le monastère, établi et ordonné que moi et les prieurs qui relèvent de ce monastère, payerons une contribution annuelle, au jour de la Saint-Benoît d' hyver, pour ce projet si nécessaire, si utile, si louable.” (1: Joan. a Bosco, Flor. vet. Bibliot., p. 302.)
Que de richesses littéraires et dans tous les genres étaient conservées dans l' abbaye de Fleury! Malheureusement Odet de Coligni, cardinal de Châtillon, qui en fut abbé dans le XVIe siècle, ayant embrassé la réforme, les gens de son parti enlevèrent en 1561 et 1562 une grande partie des manuscrits.
Un religieux bénédictin de la congrégation de Saint-Maur dit à ce sujet: (2: Notice des manuscrits de la bibliothèque de l' église de Rouen, par l' abbé Saas, revue et corrigée par un religieux bénédictin (*), etc. Rouen, 1747, p. 12. (*) Dom Fr. René Prosper Tassin.)
“L' abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire fut exposée au pillage comme les autres. Une moitié de la célèbre bibliothèque de Fleury tomba entre les mains de M. Petau, et l' autre moitié entre celles de M. Bongart. Ce dernier s' étant retiré à la cour de l' électeur Palatin, y laissa ses richesses littéraires, et donna par-là naissance à la fameuse bibliothèque d' Heidelberg. Les manuscrits de M. Petau furent achetés par Christine, reine de Suède. Tous ces livres se trouvent aujourd'hui dans la bibliothèque du Vatican; et la France est dépouillée de ce précieux trésor, amassé par les moines de Fleury.”
Instruit que le manuscrit qui contenait les fragments d' un poëme sur Boece se trouvait encore dans la bibliothèque de Fleury en 1740, je mis les soins les plus actifs et les plus constants à en faire la recherche.
J' espérais peu de réussir, ayant eu souvent occasion de me convaincre des dilapidations et des destructions qu' avaient occasionnées les déplacements des grandes bibliothèques, sur-tout de celles des monastères.
Au mois d' octobre 1813, je découvris que ce manuscrit avait passé dans la bibliothèque de la ville d' Orléans; bientôt je pus l' examiner, le copier à loisir. (1: Je saisis avec empressement l' occasion d' offrir à M. Septier, bibliothécaire d' Orléans, l' expression publique de ma reconnaissance pour tous les soins qu' il a bien voulu prendre à ce sujet, et pour la confiance dont il m' a donné des preuves réitérées.)
Aujourd'hui il m' a été confié de nouveau, et je l' ai sous les yeux en le décrivant.
Ce manuscrit, cinquième volume de la collection intitulée Diversa Opera de l' ancienne abbaye, forme un volume in-4° en parchemin de 275 pages.
Les premières pièces de ce manuscrit sont d' une écriture qui appartient au XIIIe siècle, et même à une époque postérieure; mais comme le volume est formé de plusieurs pièces différentes, copiées à diverses époques, on trouve à la page 224 quelques sermons dont l' écriture est peut-être plus ancienne encore que celle du Poëme sur Boece.
Au milieu de la page 269, verso de la page 268, commence le fragment du Poëme sur Boece, qui remplit les pages 269 à 275.
La suite du poëme manque, et le fragment se termine au commencement d' un vers par ces mots: DE PEC...
Les connaisseurs jugeront par le fac-simile d' une ligne de l' écriture des sermons, et de quelques lignes du poëme sur Boece, que la date ancienne, accordée par l' abbé Lebœuf et autres au manuscrit, est confirmée par les règles de la diplomatique.
On peut confronter ce fac-simile avec les Specimen publiés par le P. Mabillon dans son savant ouvrage De re diplomatica.
Une circonstance très-remarquable dans le manuscrit du poëme sur Boece, c' est que plusieurs mots sont marqués d' un accent; je regarde ce signe comme une preuve d' antiquité.
Mais l' examen du langage prouve encore mieux l' époque très ancienne de la composition du poëme. J' ai cru devoir faire imprimer en entier ce qui en reste.
L' abbé Lebœuf avait dit: “L' écriture m' a paru être du XIe siècle, mais la composition du poëme peut être encore de plus ancienne date.”
Les vers imprimés par l' abbé Lebœuf sont au nombre de vingt-deux, et ils offrent deux fragments: l' un appartient au commencement du poëme, l' autre appartient au milieu de ce qui reste du manuscrit.
Court de Gebelin, dans son discours préliminaire du Dictionnaire étymologique de la langue française, avait parlé du poëme sur Boece en ces termes: “IXe siècle. On conçoit qu' il doit rester bien peu de monuments français d' un temps aussi reculé, et où la langue française était si peu cultivée. Mais moins il en reste, plus ils doivent être recueillis précieusement. De ce nombre, outre le serment de Louis-le-Germanique, est une pièce en vers, qui se trouve à la fin d' un manuscrit de Saint-Benoît-sur-Loire, p. 269 à 275. Le style raboteux et informe dans lequel elle est écrite, prouve sa haute antiquité. Elle a pour objet Boece, et commence ainsi: Nos jove omne, etc.”
Il est certain que Court de Gebelin avait jugé cet ouvrage autrement que par les fragments publiés par l' abbé Lebœuf. Plusieurs raisons ne permettent pas d' en douter.
Les savants bénédictins, auteurs de l' Histoire littéraire de la France, ont eu plus d' une fois l' occasion de s' expliquer sur l' ancienneté de ce poëme. Dans l' avertissement du tome VII, qui traite du XIe siècle, ils disent page XLVIII: “Entre les autres poésies de même nature qui nous restent du même siècle, il faut mettre celles que M. L' abbé Lebœuf a déterrées dans un très ancien manuscrit de Saint-Benoît-sur-Loire, et dont il a publié des fragments.”
Et ensuite à la page CXII du même tome VII:
“Celui en vers tiré d' un manuscrit de Fleury, et publié par M. L' abbé Lebœuf, est entièrement différent de tous les autres dont nous avons connaissance; il est vrai qu' il nous paraît plus ancien que le siècle qui nous occupe... On y découvre un dialecte qui nous montre visiblement l' origine de la langue matrice, c' est-à-dire du latin.”
Enfin dans le même avertissement de ce tome VII, page XXX, on lit:
“M. L' abbé Lebœuf, cet auteur si judicieux, nous a donné de son côté des lambeaux d' autres monuments en vers qu' il a tirés d' un manuscrit de Saint-Benoît-sur-Loire qui a été fait au XIe siècle, mais il soupçonne avec raison que les pièces en roman qu' il contient sont plus anciennes.” “Effectivemant leur rudesse et leur grossièreté montrent qu' elles appartiennent au moins au Xe siècle.”
Les bénédictins auraient pu ajouter que ce poëme est seulement en rimes masculines.
Mais pour éviter à ce sujet une discussion qui ne tournerait pas au profit de la science, je me borne à le présenter comme de la fin de ce Xe siècle. (1: L' examen des vers du poëme sur Boece prouve assez évidemment qu' ils ne sont pas les premiers qu' on ait composés en langue romane. Dans une églogue latine que rapporte Paschase Ratbert, mort en 865, à la suite de la vie de saint Adhalard, abbé de Corbie, mort en 826, les poëtes romans sont invités, ainsi les poëtes latins, à célébrer les vertus d' Adhalard:
RUSTICA concelebret ROMANA latinaque lingua (: et latina lingua)
Saxo qui, pariter plangens, pro CARMINE dicat:
Vertite huc cuncti cecinit quam maximus ille,
Et tumulum facite, et tumulo super addite CARMEN.
Act. SS. Ord. S. Bened. sæc. IV, pars I, p. 340.)

La captivité de Boece est évidemment le sujet du poëme; les imitations que l' auteur a faites quelquefois de l' ouvrage De consolatione philosophiæ, ne sont tirées que des premières pages de ce traité, circonstance qui permet de conjecturer que le poëme sur Boece était un ouvrage très étendu; les avantages que nous offre le fragment qui nous est parvenu, doivent faire vivement regretter la perte du reste.
L' extrême soin que je mets non-seulement à communiquer en entier aux savants ce monument si précieux de la littérature romane, mais encore à le leur présenter dans ses formes identiques, soit en donnant un fac-simile de quelques lignes, pour juger de l' époque du manuscrit qui le contient, soit en faisant imprimer le texte dans le même ordre qu' il s' y trouve, méritera peut-être et obtiendra sans doute quelque indulgence pour mon travail. La manière dont les lettres et les mots sont disposés dans les pages intitulées Texte du manuscrit, permettra aux personnes versées dans cette partie, de lire ce texte de la manière qui leur offrira un sens plus propre et plus clair.

Actes et titres depuis l' an 960 et suivants.

Les fragments nombreux et importants de la langue romane que j' ai recueillis dans les actes latins des Xe et XIe siècles, et que j' ai rapprochés, prouveront que l' idiôme roman était depuis long-temps la langue populaire de la France méridionale. Ces fragments sont presque tous des formules romanes insérées dans les actes de foi et hommage, afin que les parties connussent et exprimassent dans leur propre idiôme les obligations qu' elles contractaient.
On ne peut considérer sans étonnement que la plupart de ces fragments disséminés dans les actes latins par divers officiers publics, en différents temps et en différents lieux, sont en général conformes aux règles de la grammaire romane.

Poésies des Vaudois.

Si l' on rejetait l' opinion de l' existence d' une langue romane primitive, c' est-à-dire d' un idiôme intermédiaire qui, par la décomposition de la langue des Romains, et l' établissement d' un nouveau système grammatical, a fourni le type commun d' après lequel se sont successivement modifiés les divers idiômes de l' Europe latine, il serait difficile d' expliquer comment, dans les vallées du Piémont, un peuple séparé des autres par ses opinions religieuses, par ses mœurs, et sur-tout par sa pauvreté, a parlé la langue romane à une époque très ancienne et s' en est servi pour conserver et transmettre la tradition de ses dogmes religieux; circonstance qui atteste la haute antiquité de cet idiôme dans le pays que ce peuple habitait.
Le poëme de La nobla leyczon porte la date de l' an 1100. (1)
La secte religieuse des Vaudois est donc beaucoup plus ancienne qu' on ne l' a cru généralement.
Bossuet a dit de leur doctrine: “Lorsqu' ils se sont séparés, ils n' avaient que très peu de dogmes contraires aux nôtres, ou peut-être point du tout.”
(1) Ben ha MIL E CENT ancz compli entierament
Que fo scripta l' ora car sen al derier temps. (a:
Bien a mille et cent ans accomplis entièrement
Que fut écrite l' heure que nous sommes au dernier temps.)

“Conrad, abbé d' Usperg, qui a vu de près les Vaudois, a écrit que le pape Lucius (1: Lucius fut pape de 1181 à 1185.) les mit au nombre des hérétiques, à cause de quelques dogmes ou observances superstitieuses.” (2: Bossuet, Histoire des variations, liv. XI.)
Claude de Seyssel, archevêque de Turin, a déclaré que leur vie et leurs moeurs ont toujours été irréprochables parmi les hommes, et qu' ils observaient de tout leur pouvoir les commandements de Dieu.
Et Bossuet, en condamnant la Doctrine des Vaudois, a parlé de leurs mœurs en ces termes: “On me demandera peut-être ce que je crois de la vie des Vaudois, que Renier a tant vantée; j' en croirai tout ce qu' on voudra, et plus, si l' on veut; car le démon ne se soucie pas par où il tienne les hommes... Il ne faut donc pas s' étonner de la régularité apparente de leurs mœurs, puisque c' était une partie de la séduction contre laquelle nous avons été prémunis par tant d' avertissements de l' évangile.”
Quant aux livres des Vaudois, voici ce qu' en dit Bossuet:
“Au surplus, nous pourrions parler de l' âge de ces livres vaudois et des altérations qu' on y pourrait avoir faites, si on nous avait indiqué quelque bibliothèque connue où on les pût voir. Jusqu' à ce qu' on ait donné au public cette instruction nécessaire, nous ne pouvons que nous étonner de ce qu' on nous produit comme authentiques des livres qui n' ont été vus que de Perrin seul, puisque ni Aubertin, ni La Roque ne les citent que sur sa foi, sans nous dire seulement qu' il les aient jamais maniés.”
Bossuet s' exprimait ainsi en 1688, année où il publia son Histoire des variations: cependant deux ouvrages imprimés avaient indiqué les bibliothèques où se trouvaient les livres des Vaudois (1) en original.
(1) Dès 1658, Samuel Morland, dans son History of the evangelical churches of the valleys of Piemont, London, fol., avait fait imprimer le catalogue des manuscrits dont il s' était servi pour cet ouvrage, manuscrits qu' il avait déposés à la bibliothèque de l' université de Cambridge en août 1658. (a: Morland, introd.)
En 1669, Jean Léger, transcrivant, dans son Histoire générale des églises évangéliques des vallées du Piémont, Leyde, 1669 in-fol., des vers du poëme de La nobla leyczon, dit:
“Extrait d' un traité intitulé La nobla leyczon, daté de l' an 1100, qui se trouve tout entier dans un livre de parchemin, écrit à la main, en vieille lettre gothique, dont se sont trouvés deux exemplaires, l' un desquels se conserve à Cambridge, et l' autre en la bibliothèque de Genève.” (b: Léger, Hist. génér., p. 26.)
Outre ce poëme et autres qui y sont joints, la bibliothèque de Genève avait alors en dépôt divers manuscrits vaudois, ainsi que le prouve l' attestation suivante de M. Gérard, alors bibliothécaire de Genève, insérée dans l' histoire de Léger. (c: Léger, Hist. génér., p. 23.)
“Je soussigné déclare avoir reçu des mains de M. Léger, ci-devant pasteur ès vallées, i° un livre de parchemin manuscrit in-8°, contenant plusieurs traités de la doctrine des anciens Vaudois, en leur propre langue; 2° une liasse de plusieurs autres manuscrits, etc. que je conserve en la bibliothèque de cette cité, pour y avoir recours au besoin; en foi de quoi, etc., à Genève, le 10 novembre 1662, signé Gérard, pasteur du collége et bibliothécaire.”


La lecture des poésies religieuses que je publie, donnera une idée suffisante de leurs dogmes.
Quant à l' idiôme dans lequel elles sont écrites, on se convaincra que le dialecte vaudois est identiquement la langue romane; les légères modifications (1) qu' on y remarque, quand on le compare à la langue des troubadours, reçoivent des explications qui deviennent de nouvelles preuves de l' identité.
(1) Je crois convenable d' offrir le tableau des principales modifications.
Changements de voyelles.
O pour U.
Vaudois. Roman. Vaudois. Roman.
seo seu greos greus
vio viu breo breu
caitio caitiu deorian deurian
O pour A.
volrio volria
Voyelles ajoutées a la fin du mot, A, I et O.
sencza senz illi ill
aquisti aquist aiuto aiut, etc.
Suppresion de consonnes finales.
bonta bontat ma mas
verita veritat ca car, etc.
(N. E. Como ocurre en la lengua italiana, toscana, etc.)

Changement ou suppression de consonnes finales,
changement de voyelles finales dans les verbes.
Je place dans un seul tableau les modifications relatives aux verbes:
Infinitif. Vaudois. Roman.
Part. Passé. forma, salva format, salvat
compli complit
offendu, agu offendut, agut
Indicatif.
Présent.
3.e pers. Sing. po pot
1re pers. Plur. aman, sen, aven, deven amam, sem, avem, devem
2.e anna, vene annatz, venetz
3.e pon podon
Prétérit simple.
3.e pers. Sing. peche, manje pechet, manjet
Futur.
3.e pers. Sing. sere, penre, venre sera, penra, venra
1re pers. Plur. tenren, iren tenrem, irem
2.e sere, aure seretz, auretz
3.e seren, murren serem, murrem
Conditionnel.
1re pers. Plur. aurian, segrian auriam, segriam
Subjonctif.
Présent.
1re pers. Plur. faczan poisam, faczam, etc.

Il me reste à parler des manuscrits des ouvrages en dialecte vaudois.
Samuel Morland (1: Samuel Morland avait été l' envoyé de Cromwel (Cromwell) auprès du duc de Savoie.) avait déposé en 1658 à la bibliothèque de l' université de Cambridge plusieurs manuscrits dont le catalogue est au commencement de son histoire.
Ces manuscrits intéressants ne s' y trouvent plus depuis plusieurs années.
La bibliothèque de Genève possède trois manuscrits vaudois. Celui qui est coté n° 207 contient les poésies religieuses et morales; il m' a fourni les pièces qui sont imprimées de la page 73 à la page 133. (1: J' ai dû au zèle, à la sagacité et à la bienveillance de M. Favre- Bertrand de Genève une copie exacte des pièces que je publie, et quelques renseignements très détaillés et très utiles. Il me tardait d' offrir à ce littérateur distingué l' hommage public de ma juste reconnaissance.)

La nobla leyczon.

Ce poëme, qui est une histoire abrégée de l' ancien et du nouveau Testament, m' a paru assez important pour être inséré en entier. J' ai conféré le texte du manuscrit de Genève avec celui du manuscrit de Cambridge, publié par Samuel Morland. (2: Je suis porté à croire que le manuscrit de Cambridge avait été fait sur un exemplaire plus ancien que celui qui a servi pour la copie du manuscrit de Genève; dans le manuscrit de Cambridge on lit AU, avec, venant d' AB roman, et dans celui de Genève on lit CUM au lieu d' AU.)
La date de l' an 1100 qu' on lit dans ce poëme mérite toute confiance. Les personnes qui l' examineront avec attention jugeront que le manuscrit n' a pas été interpolé; les successeurs des anciens Vaudois, ni les dissidents de l' église romaine qui auraient voulu s' autoriser des opinions contenues dans ce poëme, n' auraient eu aucun intérêt à faire des changements; et s' ils avaient osé en faire, ces changements auraient bien moins porté sur la date du poëme que sur le fond des matières qu' il traite, pour les accommoder à leurs propres systêmes dogmatiques. Enfin le style même de l' ouvrage, la forme des vers, la concordance des deux manuscrits, le genre des variantes qu' ils présentent, tout se réunit en faveur de l' authenticité de ces poésies; M. Sennebier jugeait que le manuscrit de Genève est du XIIe siècle.

La barca.

C' est un poëme sur le Miserere et sur la brièveté de la vie; il contient trois cent trente-six vers; j' en rapporte quelques-uns.

Lo novel sermon.

Il contient quatre cent huit vers. Ceux que je publie donnent une idée du genre de ce poëme, qui est en grands vers. J' en cite des fragments considérables.

Lo novel confort.

Ce poëme est en stances de quatre vers qui riment toujours ensemble.

Lo payre eternal.

Il est en grands vers et divisé en stances de trois vers qui riment toujours ensemble.

Lo despreczi del mont.

Le poëme du mépris du monde ne contient que cent quinze vers.
Il ne se trouvait pas dans les manuscrits de Cambridge.

L' avangeli de li quatre semencz.

Cette pièce est de trois cents vers divisés en stances de quatre vers qui riment ensemble; elle ne se trouvait pas dans les manuscrits de Cambridge.
J. Léger aurait pu appliquer à tous ces divers poëmes ce qu' il dit spécialement de La nobla leyczon dans son Histoire des églises vaudoises, pag. 30: “Et ces sages Barbes ont voulu mettre en main de leurs peuples ce divin trésor en cette forme de rime ou de poésie en leur langue, pour en rendre la lecture plus agréable, et à ce que la jeunesse le pût plus facilement imprimer en sa mémoire.”
Je n' ai pas cru nécessaire de rapporter des fragments en prose des ouvrages dogmatiques des Vaudois (1); le traité de l' Ante-Christ porte la date de 1126. (1: Perrin, histoire des Vaudois, dans les ouvrages de Samuel Morland, de Jean Léger, etc.
La bibliothèque de Grenoble possède un manuscrit de la traduction du Nouveau-Testament en dialecte vaudois; la parabole de l' Enfant Prodigue, tirée de ce manuscrit, a été publiée par M. Champellion Figeac, dans ses Recherches sur les différents patois de la France.)

Pièces et fragments divers.

L' Oraison, la prière à la Vierge, l' extrait du mystère des vierges sages et des vierges folles, ont été tirés d' un manuscrit de la bibliothèque du Roi, coté n° 1139, dans le catalogue des manuscrits latins. Il avait appartenu jadis à l' abbaye de Saint-Martial de Limoges.
L' écriture du cahier qui contient ces pièces a paru à tous les connaisseurs être du XIe siècle (1), et même de la première moitié de ce siècle.
Il commence au fol. 32 du manuscrit, et finit au fol. 83.
L' une de ces pièces mérite une attention particulière; c' est le mystère des vierges sages et des vierges folles, dans lequel les interlocuteurs parlent tantôt latin, tantôt roman.

(1) L' abbé Lebœuf, État des sciences en France depuis le Roi Robert jusqu' à Philippe-le-Bel, page 68, donne à des vers qu' il cite de ce manuscrit la date du règne de Henri Ier, qui monta sur le trône en 1031.

Fragment de la vie de Sainte Fides d' Agen.

Fauchet l' a inséré dans son ouvrage De l' origine de la langue et poésie Françaises, 1581, in-4°, en l' intitulant: “Deux couples tirées d' un livre escrit à la main, il n' y a guieres moins de cinq cens ans, lequel le dict sieur Pithou m' a presté, contenant la vie de saincte Fides d' Agen.” (1:
La perte de ce manuscrit est à regretter; on verra dans les deux couplets que j' ai arrangés grammaticalement, sans me permettre de changer une seule lettre, que les règles de la grammaire ont été connues de l' auteur, sur-tout celle qui distingue les sujets et les régimes.
La Bibliothèque historique de la France cite, sous le n° 4412, t. I, p. 286, cette remarque tirée des recueils de M. Falconet:
“Vie de sainte Fides d' Agen, en vers rimés en
langue provençale, semblable à la catalane, écrite en 1080.”
On trouve dans Catel, Histoire des Comtes de Toulouse, p. 104, un fragment considérable d' un poëme relatif à sainte Foy de Rouergue.
Je me borne à l' indiquer.)

Planch de Sant Esteve.

L' ancien rit gallican ordonnait que les vies des saints seraient récitées à la messe du jour consacré à leur fête. Quand Pepin et Charlemagne introduisirent la
liturgie romaine, il fut permis aux églises de France de conserver du rit gallican les usages qui ne contredisaient pas le rit romain.

Ce rit défendait de faire pendant la messe toute autre lecture que celle de l' écriture sainte; de sorte que ces vies ne furent plus lues que pendant l' office de la nuit.
Mais le récit du martyre de saint Etienne se trouvant dans les actes des apôtres, les églises de France continuèrent de le chanter à la messe; et pour le mettre à la portée du peuple, il fallut le traduire en idiôme vulgaire; on le distribua en couplets, qu' on chantait alternativement avec les passages latins qu' ils expriment; ce qui fit donner à ce genre le nom de Farsia, d' Epitre Farcie. (1: Voyez Ducange, au mot Farsia.)
On retrouve encore aujourd'hui plusieurs Plaints, Complaintes de saint Etienne en vieux langage. (2: Mémoires de l' académie des inscriptions et belles-lettres, t. 17, p. 716. - Lebœuf, Traité historique et
pratique sur le chant ecclésiastique. Almanach de Troyes pour l' année 1767.)
Les Planch de Sant Esteve que je publie, sont un monument ancien de la langue romane. On en jugera par le style. Des preuves matérielles confirment cette assertion. (3: Le texte du Planch de sant Esteve a été pris 1° sur un MS. du chapitre d' Aix en Provence; ce texte était joint à un vieux martyrologe recopié en 1318, et au sujet duquel on lisait dans le MS. même: Anno domini 1318, capitulum ecclesiæ Aquensis et... voluerunt et ordinaverunt quod martyrologium VETUS scriberetur et renovaretur de novo.”
2° Sur un des processionnaux manuscrits du chapitre d' Agen.
Les deux manuscrits presque entièrement conformes n' offraient aucune différence remarquable.
(N. E. Véase Viaje literario a las iglesias de España, tomo 6, apéndice 9,
Paraphrasis epistolae, quae in die S. Stephani Protomartyris
vernaculo sermone in nonnullis ecclesiis Cataloniae populo legebatur. (V. pág. 96.) - Ex cod. epist. MS. sec. XIII. in eccl. Ageren. n. 2563. (Ager),
Aquest es lo plant de Sent Esteve

AQUEST ES LO PLANT DE SENT ESTEVE.

Lectio actuum apostolorum.

Esta liço que legirem,

dels fayts dels apostols la traurem:

lo dit Sent Luch recomptarem:

de Sent Esteve parlarem.

In diebus illis.

En aycel temps que Deus fo nat,

e fo de mort resucitat,

e pux al cel sen fo puyat,

Sent Esteve fo lapidat.

Stephanus autem plenus gratiâ et fortitudine, faciebat prodigia et signa magna in populo.

Auyats, Seyors, per qual rayso

lo lapidaren li felo,

car viron que Deus en el fo,

e feu miracles per son do.

Surrexerunt autem quidam de synagoga, quae appellatur Libertinorum, et Cyrenensium, et Alexandrinorum, et eorum qui erant a Cicilia (sic) et Asia, disputantes cum Stephano.

En contra el coren e van

li felo libertinian,

e li cruel cecilian,

els altres dalexandria.

Et non poterant resistere sapientiae, et spiritui, qui loquebatur.

Lo sant de Deu e la vertut

los mençonges a coneguts,

los pus savis a renduts muts,

los pochs els grans a tots vençuts.

Audientes autem haec, dissecabuntur cordibus suis, et stridebant dentibus in eum.

Cant an ausida sa rayso,

conegron tots que vencuts son,

dira los inflan los polbon,

les dens cruxen com a leon.

Cum autem esset Stephanus plenus Spiritu Sancto, intendens in coelum vidit gloriam Dei, et Iesum stantem a dextris virtutis Dei, et ait.

Lo Sant conec sa volentat,

no vol son cors dome armat;

mas sus el cel a esgardat.

Auyats, Seyors, com a parlat.

Ecce video coelos apertos, et filium hominis stantem a dextris virtutis Dei.

Escoltatme, nous sia greu:

la sus lo cel ubert vey eu,

e conec be lo fyl de Deu

que crucifigaren li Judeu.

Exclamantes autem voce magna, continuerunt aures suas, et impetum fecerunt unanimiter in eum.

Per co que a dit son tots irats

los fals Jueus, e an cridat:

prengamlo, que prou a parlat,

e gitemlo de la ciutat.

Et eiicientes eum extra civitatem lapidabans.

No si pot mays lerguyl celar:

lo Sant prenen per turmentar,

fors la ciutat lo van gitar,

e pensenlo dapedregar.

Et testes deposuerunt vestimenta sua secus pedes adolescentis, qui vocabatur Saulus.

Depuys als peus dun bacalar

pausan los draps per miyls lancar:

Saul lapelonli primer,

Sent Paul cels qui vingron derer.

Et lapidabant Stephanum invocantem, et dicentem.

Cant lo Sant viu las pedras venir,

dolces li son, no volch fugir:

per son Seyor sofit martir,

e comencet axi a dir:

Domine Ihesu, accipe spiritum meum.

Seyer, ver Deus, qui fist lo mon,

e nos tragist dinfern pregon,

e puys nos dest lo teu sant nom,

rech mon sperit... a mon.

Positis autem genibus clamavit voce magna, dicens.

Apres son dit sadenoylet,

don a nos exemple donet;

car per sos enemichs preget,

e co que volc el acaptet.

Domine, ne statuas illis hoc peccatum.

O ver Deus, payre glorios,

quil fiyl donest a mort per nos,

est mal quem fan perdonal los,

no nayen pena ni dolor.

Et cum hoc dixisset, obdormivit in Domino.

Cant est sermo el ac fenit,

el martiri fo aconplit,

recapta co ques volch ab Deu,

e puyesen al regne seu.

En lo qual nos dey acoylir

Jhus. qui volch per nos morir:

quens acompay ab los seus Sanç

e tots los fidels xpians.

Seyors, e dones, tuyt preguem

Sent Esteve, e reclamem,

quel nos vuyle recaptar

les animes puyam salvar. Amen. )

Ils étaient chantés dans des églises du midi de la France entre lesquelles il n' avait existé des relations d' hiérarchie, soit ecclésiastique, soit civile, que dans des temps très reculés, ce qui permet de croire que l' usage de les chanter remontait à cette époque ancienne.

Fragments de la traduction en vers de la vie de Saint Amant.
Deux ouvrages de Marc-Antoine Dominicy, jurisconsulte, né à Cahors, ont conservé divers fragments de cette traduction. (1: “Disquisitio de prærogativâ allodiorum in provinciis Narbonensi et Aquitanicâ quæ jure scripto reguntur.” Paris, 1645, in-4°. “Ansberti familia rediviva, sive superior et inferior Stemmatis beati Arnulfi linea... vindicata.” Paris, 1748 (1648), in-4°.)
Dans son traité de Praerogativa allodiorum, publié en 1645, il cite l' ancienne vie de saint Amant, évêque de Rodez, écrite en langue romane, et en vers, depuis
plus de cinq cents ans. (2: “Vetus vita sancti Amantii Ruthenorum episcopi ante quincentos annos versibus rhythmicis linguâ romanâ conscripta.” Page 55.)
Et dans sa dissertation intitulée Ansberti familia rediviva (3), publiée en 1648, il dit: “Un ancien auteur qui, depuis
six cents ans, a traduit d' un vieux auteur latin, en langue romane rustique et en vers rimés, la vie de saint Amant, évêque de Rodez, atteste, etc.
(3) “Asserit vetus auctor qui B. Amantii Ruthenensis episcopi vitam versibus rhythmicis jam
a sexcentis annis ex veteri latino auctore in rusticam romanam linguam transtulisse metrico sermone testatur; sic enim se habet.”

Si l' on adoptait cette dernière assertion de Dominicy, il faudrait admettre que la traduction en
vers romans date de la première moitié du XIe siècle. Et cette assertion n' est pas contredite par la précédente, puisque, d' une part, la dissertation Ansberti familia, etc., étant postérieure, et énonçant non une époque vague de plus de cinq cents ans, mais une époque positive et déterminée de six cents, il est évident que cette dernière assertion était le résultat des opinions de l' auteur.
Il y a plus; d' après les expressions de Dominicy, on pourrait croire que c' est dans la traduction même qu' on trouve la preuve qu' elle datait alors de six cents ans: Auctor qui... a sexcentis annis ex
veteri latino auctore in rusticam romanam linguam transtulisse metrico sermone testatur.
Je ne ferai pas à ce sujet d' autres observations, parce que l' inspection du manuscrit d' où ces fragments ont été tirés, me serait nécessaire pour arrêter une détermination; car je suis persuadé qu' en général les vers de ces fragments ont été mal copiés. Il est permis de présumer que Dominicy, ne les citant que comme preuves de faits historiques, n' aura mis ni beaucoup de soin ni beaucoup d' importance à reproduire le texte avec une rigoureuse exactitude; on en sera presque convaincu, quand
on saura qu' il s' excuse d' employer un tel langage dans la haute discussion qui l' occupe. “Je ne rougirai pas, dit-il, de produire le langage usuel et antique de ces pays, quoique barbare, puisqu' il me fournit une si noble preuve.” (1: “Nec pudebit usualem et antiquam harum regionum sermonem, licet barbarum, proferre, dum tam nobile suppeditat argumentum.” De Prærog. Allod., P. 55.)

Grammaires Romanes.

Les fragments en vers tirés de la vie de cet illustre évêque de Rodez, sont le dernier des monuments de la langue romane que j' ai cru convenable de faire connaître (2: J' ai regretté de ne pouvoir insérer une pièce que je crois appartenir au commencement de l' époque des troubadours.
C' est la Cantinella de La Santa Maria Magdalena, qu' on chantait autrefois à Marseille, et qui commence ainsi:
Allegron si los peccador
Lauzan sancta Maria
Magdalena devotament.
Ella conoc lo sieu error,
Lo mal que fach avia,
Et ac del fuec d' enfer paor
Et mes si en la via;
Per que venguet a salvament.
Allegron si, etc.

Réjouissent soi les pécheurs
En louant sainte Marie
Magdeleine dévotement.
Elle connut la sienne erreur,
Le mal que fait avait,
Et eut du feu d' enfer peur
Et mit soi en la voie;
C' est pourquoi vint à salut.
Réjouissent soi, etc.
Ce cantique contenant vingt-trois couplets, toujours terminés par le refrain
allegron si etc., était chanté, toutes les années, au jour de la seconde fête de pâques, dans la chapelle de sainte Magdeleine, où le chapitre de la cathédrale se rendait en procession. L' illustre évêque de Marseille, M. de Belzunce, supprima l' usage de chanter ces vers.
Ils sont imprimés dans l' almanach historique de Marseille de 1773, mais il m' a paru que le style en a été un peu retouché; comme je n' ai pu me procurer le texte primitif, j' ai cru ne devoir pas insérer cette pièce qui, par son ancienneté, aurait mérité un rang parmi les monuments de la langue romane que j' ai rassemblés.)

et dont la réunion forme une sorte d' introduction à la littérature des troubadours; mais, avant d' expliquer les divers genres de leurs ouvrages, il est indispensable de donner une idée des grammaires et des dictionnaires qu' a possédés cette littérature, à une époque où aucun monument des autres langues de l' Europe latine n' avait encore mérité un rang dans l' estime publique.
Il existe deux
grammaires romanes anciennes. L' une est appelée Donatus Provincialis, Donat Provençal, dont on connaît trois manuscrits, l' un à la bibliothèque Laurenziana à Florence (1: A la fin du manuscrit de la Laurenziana, on lit: “Et hæc de rhythmis dicta sufficiant; non quod plures adhuc nequeant inveniri, sed ad vitandum lectoris fastidium, finem operi meo volo imponere; sciens procul dubio librum meum emulorum vocibus lacerandum quorum esse proprium reprehendere quis ignorat? Sed si quis invidorum in mei presentia hoc opus redarguere præsumpserit, de scientiâ meâ tantum confido, quod ipsum convincam coràm omnibus manifestè. Sciens quod nullus ante me tractatum ita perfectè super his vel ad unguem ita singula declaravit: cujus Ugo nominor qui librum composui precibus Jacobi de Mora et domini Coradi Chuchii de Sterleto, ad dandam doctrinam vulgaris provincialis et ad discernendum verum a falso in dicto vulgare.”
Et au commencement du manuscrit de la bibliothèque Ambroisienne D. n° 465, on lit: “Incipit liber quem composuit Hugo Faidit precibus Jacobi de
Mona et domini Conradi de Sterleto ad dandam doctrinam vulgaris provincialis, ad discernendum inter verum et falsum vulgare.”)

l' autre à la bibliothèque Riccardi dans la même ville, et le troisième à la bibliothèque Ambroisienne à Milan.
Cette grammaire avait été citée par Bastero dans son dictionnaire intitulé: La Crusca Provenzale.
(N. E. Es mucho más que un diccionario. La Crusca Provenzale - Antonio Bastero
Antonio Bastero, catalán. Cito sólo un lugar donde afirma que la
lengua catalana era la misma que el provenzal.
“E tanto più me se ne accese il desiderio, quanto che rifletteva, che noi
Catalani non abbiamo alcuna Gramatica, o Dizionario di questa Lingua, spiegata nel nostro Volgare; ma in questa materia, vaglia il vero, confesso, che siamo stati troppo trascurati, imperciocchè (quel che è peggio) nè pure abbiamo alcuna sorte di libri, o Autori, che per via di regole gramaticali, o altramenti ci 'nsegnino a ben parlare la nostra propia, e naturale, se non se ' l Donatus Provincialis, o chiunque sotto tal nome, e titolo, alludendo a quel Donato, ch' alla prim' arte degnò poner mano scrisse la breve, ed antica Gramatica Provenzale, o Catalana, ch' è tutt' uno, che manoscritta si conserva nella Libreria Medicea Laurenziana, e in Santa Maria del Fiore di Firenze, della quale fanno menzione, e si vagliono della sua autorità i primi Letterati d' Italia (2))

La bibliothèque Laurenziana possède aussi en manuscrit une traduction latine du Donatus Provincialis; et un autre manuscrit de cette traduction se trouve à Paris dans la bibliothèque du Roi, sous le n° 7700.
L' autre grammaire, composée par
Raymond Vidal, est l' exposé de quelques règles grammaticales; et l' auteur indique par des exemples des plus célèbres troubadours, comment elles ont été observées ou négligées. C' est sur-tout aux poëtes qu' il s' adresse:
“Attendu que moi
Raimond Vidal ai vu et connu que peu d' hommes savent et ont su la droite manière de trouver, je compose ce livre, pour faire connaître et savoir lesquels des troubadours ont mieux trouvé et mieux enseigné, et pour l' instruction de ceux qui voudront apprendre comment ils doivent suivre la droite manière de trouver. (1: “Per so quar ieu Raimonz Vidals ai vist et conegut qe pauc d' omes sabon ni an saubuda la dreicha maniera de trobar, voill eu far aqest libre, per far conoisser et saber quals dels trobadors an mielz trobat et mielz ensenhat, ad aqelz q' el volran aprenre, com devon segre la dreicha maniera de trobar.”)
L' un et l' autre ouvrage reconnaissent huit parties d' oraison; ils indiquent la règle qui distingue les sujets et les régimes soit au singulier, soit au pluriel. Dans le Donatus Provincialis sont quelques parties des conjugaisons et une nomenclature considérable de verbes indiqués comme appartenant à l' une de ces conjugaisons.
Mais il y a beaucoup à desirer; les auteurs ne parlent ni des prépositions, ni des degrés de comparaison, ni d' aucune règle de syntaxe, etc. etc.
Ce qui rend le Donatus Provincialis un monument très précieux et très utile, c' est qu' il y est joint un dictionnaire de rimes pour la poésie romane; non seulement il indique un très grand nombre de mots romans, mais encore il présente, dans la plupart des rimes, différentes inflexions des verbes, et toutes les terminaisons qui fournissent les rimes sont distinguées en brèves, Estreit, et en longues, Larg.
De telles circonstances, et plusieurs autres que je ne puis indiquer ici, ne laissent aucun doute sur l' état de perfection et de fixité auquel était parvenue la langue des troubadours, regardée alors comme classique dans l' Europe latine. Et pourrait-on en être surpris quand on voit, pendant les quatre siècles antérieurs, les monuments de cette langue se succéder, sans offrir de variations notables dans les formes grammaticales?

Manuscrits des pièces des troubadours.

J' ai précédemment indiqué (1: Tome I, page 440.) les divers manuscrits où se trouvent les poésies des troubadours qui sont parvenues jusqu' à nous. Je me suis procuré des Fac Simile qui représentent l' écriture de la plupart de ces manuscrits; je me borne à joindre ici la note des renvois aux planches gravées qui sont à la fin de ce volume.

Planche I.

Cette planche offre deux écritures. L' une est celle du manuscrit à la suite duquel a été copié le manuscrit du poëme sur Boece, et l' autre est l' écriture des vers de ce poëme. J' ai déja donné à l' égard de ce manuscrit des détails que je crois suffisants. (2: Ci-dessus, page CXXXI).

Planche II.

I. Manuscrit, grand format in-folio, de la bibliothèque du Roi, n° 2701, jadis de d' Urfé et ensuite de La Vallière; ce manuscrit précieux offre la musique de beaucoup de pièces, et dans la plupart de celles où l' air n' est pas noté, le vélin est réglé et disposé pour recevoir les notes. Il est de 143 feuillets; il contient 989 pièces; chaque pièce commence par une grande lettre ornée de dessins ou ornements coloriés. L' écriture est sur deux colonnes jusqu' au folio 108 inclusivement; depuis le folio 109, l' écriture est tour-à-tour sur trois, quatre, cinq, six, et même sept colonnes. Au verso du folio 135, col. 2, et au folio 136, on trouve une écriture plus moderne, ainsi que dans une partie de la colonne du folio 4. Dans les quatre premiers feuillets sont des notices biographiques sur vingt-sept troubadours. Ce manuscrit est l' un des plus complets; mais il y a beaucoup de fautes dans le texte.
II. Manuscrit de la bibliothèque du Roi, n° 7225, format in-folio; il est de 199 feuillets, et divisé en trois parties; dans la première sont 651 pièces amoureuses, de 86 troubadours; dans la seconde 52 tensons; la troisième partie contient 159 sirventes, de 46 troubadours. Dix-huit des sirventes de Bertrand de Born sont suivis chacun d' une explication en prose. La première pièce de chaque troubadour commence par une grande lettre dans laquelle il est représenté en miniature coloriée sur un fond d' or; et ses poésies sont précédées d' une notice biographique écrite en encre rouge. On lit que l' une de ces notices, celle de Bernard de Ventadour, a été composée par Hugues de Saint-Cyr, troubadour lui-même. (1: Cette notice biographique est ainsi terminée: “Et ieu 'N Ucs de saint Circ de lui so qu' ieu ai escrit si me contet lo vescoms N Ebles de Ventedorn que fo fils de la vescomtessa qu' En Bernartz amet.”
MS. R. 7225, fol. 26, v°.)
III. Manuscrit de la bibliothèque du Roi, n° 7226, format in-folio, de 396 feuillets, ayant deux tables, l' une où les pièces sont indiquées sous le nom de leurs auteurs, et l' autre où elles le sont par lettres alphabétiques; il contient des poésies de 155 troubadours, et plusieurs pièces sans nom d' auteur. Ce manuscrit dont les derniers feuillets manquent, est le meilleur de ceux qui sont parvenus jusqu' à nous. Malheureusement il a été lacéré en beaucoup d' endroits, pour prendre les miniatures dessinées en couleur sur un grand nombre des lettres initiales de la première pièce de chaque troubadour; le premier feuillet est presque entièrement coupé.
C' est le manuscrit dont l' orthographe a été ordinairement préférée.
IV. Manuscrit de la bibliothèque du Roi, n° 7698, de 232 pages, format grand in-4°. Il n' a point de table; jusqu' à la page 188 inclusivement, il contient 362 pièces de 50 troubadours. De la page 189 à la page 210 inclusivement, sont des notices biographiques sur 22 troubadours; de la page 211 jusqu' à la fin, il contient 33 tensons et 13 pièces sans nom d' auteur; il est terminé par deux pièces d' un troubadour connu.
Ce manuscrit, comme le précédent, a été mutilé pour en prendre des vignettes qui n' offraient que des ornements très-ordinaires, à en juger par celles qui restent.
V. MS. de la bibliothèque du Vatican, n° 3205. M. de Sainte-Palaye a jugé que ce MS. était une copie du MS. n° 3794 du Vatican; il contient de plus quelques traductions en italien.
On lit sur le premier feuillet de ce manuscrit FUL. URS., c' est-à-dire Fulvio Orsini, à qui il a sans doute appartenu.

Planche III.

I. Ce manuscrit coté n° 3794 est de format in-4°, de 268 feuillets.
Jusqu' au folio 206 inclusivement, il contient des pièces amoureuses, de 51 troubadours; du folio 207 au folio 247, sont 83 sirventes, suivis de 5 descorts et de 27 tensons qui terminent le manuscrit.
Ce manuscrit très bien conservé a peu de vignettes; on y voit quelques notes marginales en italien.
II. Manuscrit de la bibliothèque du Roi, ancien n° 3204, format in-folio, de 185 feuillets.
Ce manuscrit paraît être une copie du n° 7225 de la même bibliothèque; les vignettes sont plus grandes, et le dessin n' en est point pareil.
Il est moins complet que le n° 7225. Celui-ci contient, aux folios 149 v° et 150, une pièce du roi d' Aragon, avec la réponse de Pierre Salvaire, ainsi que des couplets du comte de Foix qui ne sont pas dans l' autre manuscrit; il en est de même d' une tenson licencieuse entre le seigneur Montan et une Dame; cette tenson se trouve au folio 163 du n° 7225.
L' écriture de ces pièces est identiquement la même que celle des autres poésies du manuscrit, circonstance qui doit le faire regarder comme l' original du manuscrit 3204; ce dernier est terminé par deux pièces sans nom d' auteur, qui ne sont pas dans le n° 7225; mais elles ont été ajoutées très postérieurement, et l' écriture en est moderne.
Ce manuscrit, ancien n° 3204, contient plusieurs notes marginales de Pétrarque et du Cardinal Bembo, comme l' atteste le passage suivant, en écriture moderne, qu' on lit au verso du feuillet en papier qui précède la table: “Poesie di cento venti poeti provenzali tocco nelle margini di mano del Petrarca et del Bembo.” Et à la suite de cette note est écrit de la même main FUL. URS., ce qui permet de présumer que la note est de Fulvio Orsino (Orsini), à qui ce manuscrit a sans doute appartenu.

III. Manuscrit de la bibliothèque du Roi, n° 1091 supplément, jadis de Caumont; format in-8°, de 280 feuillets.
Les 68 premiers feuillets contiennent une partie du roman de Merlin en français. Au verso du feuillet 68, commencent les pièces en langue romane.
Au feuillet 89, le texte est d' une écriture plus ancienne et plus belle jusqu' au feuillet 111, après lequel l' écriture est à-peu-près la même qu' au commencement du texte qui est difficile à lire et très-souvent fautif.
Ce manuscrit n' a point de table.

IV. Manuscrit de la bibliothèque du Roi, n° 7614, format in-4°, de 119 feuillets, très bien conservé, sans vignettes; on y trouve des notices biographiques, en tête des pièces de chaque troubadour: ces notices sont en encre rouge.
Il contient 187 pièces amoureuses, de 34 troubadours, et 18 sirventes. La table indique 21 tensons qui ne sont pas dans le manuscrit, et qui en ont sans doute été arrachées avant la reliure, qui est très moderne.

V. Ce manuscrit était autrefois dans la bibliothèque de M. Mac-Carty à Toulouse. Il est de format in-4°, composé de plusieurs cahiers réunis, et dont l' écriture n' est pas la même. On trouve quelquefois aux marges des figures coloriées qui ont rapport aux passages à côté desquels elles sont placées.
Le texte, quoique souvent fautif, fournit des variantes très utiles.
(1: Il a été acquis en 1816 par M. Richard Heber de Londres, lors de la vente de la bibliothèque Mac-Carty. M. Heber m' a permis de le garder pendant tout le temps nécessaire pour y prendre les variantes et les pièces qui pouvaient m' être utiles.)

VI. Manuscrit cod. 43, plut. XLI de la bibliothèque Laurenziana à Florence, de 142 feuillets, format petit in-4°, avec les initiales coloriées et les titres en rouge. Il est de l' ancien fonds de la bibliothèque Médicis.

Planche IV.

I. Manuscrit qui se trouve à Londres dans la bibliothèque de sir Francis Douce. (2: Je n' avais vu de ce manuscrit que deux copies modernes, lorsque j' ai appris que l' original était dans la bibliothèque de sir Francis Douce. Il a bien voulu me le faire passer en France, et je l' ai gardé pendant quelques mois.)
Il est de format in-8°. Ce manuscrit avait appartenu à Peiresc; il contient 126 feuillets.

II. Manuscrit du Vatican 3206. C' est le plus ancien manuscrit des troubadours qui se trouve à Rome. Il est en très petit format.

III. Manuscrit du Vatican 3207; il est de 134 feuillets, format in-4°.
Il contient des notices biographiques sur plusieurs troubadours, écrites en encre rouge.

IV. Manuscrit du Vatican n° 3208, de 96 pages, format in-folio. Une note placée au haut de la première page apprend qu' il a appartenu à Fulvio Orsino.
V. Manuscrit du Vatican n° 5232, format grand in-folio (1: On croit que le manuscrit de la Saïbante à Vérone, coté n° 410, est une copie de ce manuscrit, en tête duquel on lit le procès-verbal qui suit:
“Il libro de' poeti provenzali del sig
e Aldo era tanto celebrato da lui et dal sige cavalier Salviati, che il sige Aluise Mocenigo si mosse a volerlo vedere, et conferire col suo, che hora si trova in potere del sige Fulvio Orsino. Et si trovo molto inferiore al suo, et di diligenza et di copia di poesie; di poeti non mi ricordo, ma di poesie certo. Nella corretione non v' era comparazione, per quel poco di prova che se ne fece in alcuni versi, et nelle vite de' poeti scritte con rosso, le quali parevano abbreviate in alcuni luoghi. Il volume ben e piu grosso, per essere scritto di lettera tondotta piu tosto italiana che francese o provenzale. Et hæc acta sunt presente me notario specialiter rogato del sige Mocenigo, nel portico da basso d' esso sige Aldo, essendovi anco alcuni Bolognesi hospiti, venuti alla scensa.”). Les lettres initiales des pièces offrent des miniatures représentant des troubadours. Il contient des notices biographiques.

VI. Manuscrit n° 42, plut. XLI de la bibliothèque Laurenziana à Florence, de 92 feuillets, à deux colonnes, format in-4°, très bien conservé, avec les titres et les initiales en rouge. Il vient de l' ancien fonds de la bibliothèque de Médicis.

VII. Manuscrit n° 26 de la bibliothèque Laurenziana, format in-4°, de 90 feuillets, belle écriture et belle conservation. Il avait d' abord appartenu à Benedetto Varchi, et ensuite à Carolo Strozzi.


Après avoir indiqué les monuments qui nous restent de la littérature romane, et les divers manuscrits des poésies des troubadours que j' ai consultés, je regarde comme un devoir d' exprimer ma reconnaissance envers les personnes qui ont secondé mes recherches et mes travaux.

Je dois au zèle bienveillant de M. Le comte de Blacas, ambassadeur de France à Rome, une copie de toutes les pièces des manuscrits du Vatican dont j' ai eu besoin, les fac-simile de l' écriture de ces manuscrits, et plusieurs renseignements que m' a procurés une correspondance suivie, qu' il a bien voulu entretenir avec moi. Ce n' est pas seulement comme héritier d' un nom honorablement célèbre dans l' histoire des troubadours, que M. Le comte de Blacas m' a accordé le vif intérêt dont j' ai obtenu des témoignages réitérés; ses connaissances philologiques, son goût éclairé, eussent suffi pour exciter cet intérêt en faveur d' une collection qu' il regarde comme un monument de la littérature nationale. C' est avec une vraie satisfaction que je consigne l' hommage de ma reconnaissance dans l' ouvrage même qui devra à ses bons offices une partie du succès qu' il pourra obtenir.
M. Amati, bibliothécaire du Vatican, a mis autant d' activité que d' intelligence à faire la copie des poésies des troubadours qui m' était destinée, et à la conférer avec les divers manuscrits de la célèbre bibliothèque confiée à ses soins.
J' ai à remercier pareillement M. François del Furia, bibliothécaire de la Laurenziana à Florence.
Précédemment j' ai eu occasion de dire combien je suis redevable à M. Septier, bibliothécaire à Orléans, et à M. Favre-Bertrand de Genève.
M. Fauris de Saint-Vincent m' a fourni toutes les pièces et toutes les notices qu' il a trouvées dans le précieux cabinet qu' il possède à Aix.
MM. Dacier, Langlès, et Gail, conservateurs des manuscrits de la bibliothèque du Roi, ont mis la plus grande obligeance à me communiquer les manuscrits et les renseignements qui pouvaient m' être utiles; la bienveillance accoutumée avec laquelle ils accueillent tous les gens de lettres a été pour moi plus particulière; elle est devenue un nouveau gage de leur estime et de leur amitié.
M. Méon, employé aux manuscrits du moyen âge, m' a donné plusieurs preuves de son zèle pour notre ancienne littérature, et de l' intérêt qu' il prend au succès de cette collection.
J' ai regretté que la distance des lieux ne m' ait permis que de traiter par correspondance divers points avec M. de Rochegude, ancien contre-amiral, résidant à Albi. Il publiera bientôt un recueil intitulé:
Le Parnasse Occitanien.
De tous les étrangers avec lesquels j' ai parlé de la littérature romane, M. A. W. de Schlegel est celui qui m' a paru l' avoir étudiée avec le plus de succès. Il a entrepris un essai historique sur la formation de la langue française; je ne doute pas qu' on n' y trouve et beaucoup d' érudition et beaucoup d' esprit.
Je remercie M. Firmin Didot du zèle actif et persévérant qu' il met à diriger l' impression de cette collection; grammairien exercé, littérateur distingué, il a réussi bientôt à connaître la langue romane.
M.
Fauriel, qui prépare un ouvrage sur la littérature provençale, m' a communiqué quelques-unes de ses propres recherches; j' ai eu par-fois à examiner avec lui des difficultés, et j' ai été toujours rassuré, quand mes opinions ont été d' accord avec les siennes: je l' invite à terminer et à publier cet ouvrage dont j' ose prédire l' utilité et le succès.
Enfin je nomme, avec amitié et reconnaissance, M. Pellissier, qui, depuis cinq ans, étant occupé auprès de moi à travailler sur la langue romane et sur les poésies des troubadours, est facilement parvenu à entendre la langue, à juger les auteurs, à déchiffrer et à conférer les manuscrits: il sera désormais pour moi un zélé, un savant collaborateur.

Tome 2. Des Cours d' Amour.

Raynouard, choix, poésies, troubadours, kindle


Des Cours d' Amour.

Plusieurs auteurs ont parlé des cours d' amour, de ces tribunaux plus sévères que redoutables, où la beauté elle-même, exerçant un pouvoir reconnu par la courtoisie et par l' opinion, prononçait sur l' infidélité ou l' inconstance des amants, sur les rigueurs ou les caprices de leurs dames, et, par une influence aussi douce qu' irrésistible, épurait et ennoblissait, au profit de la civilisation, des mœurs, de l' enthousiasme chevaleresque, ce sentiment impétueux et tendre que la nature accorde à l' homme pour son bonheur, mais qui, presque toujours, fait le tourment de sa jeunesse, et trop souvent le malheur de sa vie entière.

Le président Rolland avait publié en 1787 une dissertation intitulée: Recherches sur les Cours d' Amour, etc.; mais on n' y trouve rien de précis, rien de satisfaisant, ni sur l' antique existence et la composition de ces tribunaux, ni sur les formes qu' on y observait, ni sur les matières qu' on y traitait. M. de Sainte-Palaye (1) qui a fait tant de recherches heureuses sur les usages et sur les mœurs du moyen âge, qui a composé plusieurs Mémoires sur l' ancienne chevalerie, n' a rien écrit sur les cours d' amour; aussi l' abbé Millot, dans son Histoire littéraire des troubadours, n' a-t-il pas respecté les traditions qui attestaient que long-temps les Français avaient été les justiciables des graces et de la beauté.

Comme les écrivains qui, avant moi, ont traité ce point intéressant de notre histoire, je serais réduit à ne présenter que des conjectures plus ou moins fondées, si dans l' ouvrage de maître André, chapelain de la cour royale de France, ouvrage négligé ou ignoré par ces écrivains, je n' avais trouvé les preuves les plus évidentes et les plus complètes de l' existence des cours d' amour durant le XIIe siècle, c' est-à-dire de l' an 1150 à l' an 1200.

(1) M. Sismondi dans son Histoire de la littérature du midi de l' Europe, et M. Ginguené dans son Histoire littéraire d' Italie, ont rassemblé sur les cours d' amour les notions qu' on trouvait dans nos auteurs français; mais on verra bientôt que j' ai eu des ressources qui ont manqué à ces savants et ingénieux écrivains, et dont avait profité avant moi M. d' Aretin, bibliothécaire à Munich.

Il est même très vraisemblable que l' autorité et la jurisdiction de ces tribunaux n' avaient pas commencé à cette époque seulement. Croira-t-on qu' une pareille institution n' ait été fondée qu' au XIIe siècle, quand on verra qu' avant l' an 1200 elle existait à-la-fois au midi et au nord de la France, et quand on pensera que cette institution n' a pas été l' ouvrage du législateur, mais l' effet de la civilisation, des mœurs, des usages, et des préjugés de la chevalerie?

Je pourrais donc, sans crainte d' être contredit avec raison, assigner à l' institution des cours d' amour une date plus ancienne que le XIIe siècle; mais, traitant cette matière en historien, je me borne à l' époque dont la certitude est garantie par des documents authentiques, et je croirai travailler utilement pour l' histoire du moyen âge, si je démontre l' existence des cours d' amour durant le douzième siècle.

J' ai annoncé que l' ouvrage qui fournit les renseignements précieux dont je me servirai, est d' un chapelain de la cour royale de France, nommé André.

Fabricius, dans sa Bibliothèque latine du moyen âge, pense que cet auteur vivait vers 1170.

Le titre de l' ouvrage est: Livre de l' art d' aimer et de la réprobation de l' amour. (1) L' auteur l' adresse à son ami Gautier.

(1) La bibliothèque du roi possède de l' ouvrage d' André le chapelain un manuscrit, coté 8758, qui jadis appartint à Baluze.

Voici le premier titre: Hîc incipiunt capitula libri de arte amatoriâ et reprobatione amoris.”

Ce titre est suivi de la table des chapitres.

Ensuite on lit ce second titre:

“Incipit liber de arte amandi et de reprobatione amoris, editus et compillatus a magistro Andreâ Francorum aulæ regiæ capellano, ad Galterium amicum suum, cupientem in amoris exercitu militare: in quo quidem libro, cujusque gradus et ordinis mulier ab homine cujusque conditionis et status ad amorem sapientissimè invitatur; et ultimo in fine ipsius libri de amoris reprobatione subjungitur.”

Crescimbeni, Vite de' poeti provenzali, article Percivalle Doria, cite un manuscrit de la bibliothèque de Nicolò Bargiacchi à Florence, et en rapporte divers passages; ce manuscrit est une traduction du traité d' André le chapelain. L' académie de la Crusca l' a admise parmi les ouvrages qui ont fourni des exemples pour son dictionnaire.

Il y a eu diverses éditions de l' original latin, Frid. Otto Menckenius, dans ses Miscellanea lipsiensia novaLipsiæ, (Leipzig) 1751, t. VIII, part. I, p. 545 et suiv., indique une très ancienne édition sans date et sans lieu d' impression, qu' il juge être du commencement de l' imprimerie: “Tractatus amoris et de amoris remedio Andreæ capellani papæ Innocentii quarti. (N. E. Inocencio IV, nacido en 1185, Papa desde 1243 hasta su muerte en 1254.)

Une seconde édition de 1610 porte ce titre:

“Erotica seu Amatoria Andreæ capellani regii, vetustissimi scriptoris ad venerandum suum amicum Guualterum (: Walter) scripta, nunquam ante hac edita, sed sæpius a multis desiderata; nunc tandem fide diversorum MSS. codicum in publicum emissa a Dethmaro Mulhero, Dorpmundæ, (: Dietmar MüllerDetmar Mulher, Dortmund) typis Westhovianis, anno Vna Castè et Verè amanda.” 

Une troisième édition porte: “Tremoniæ, typis Westhovianis, anno 1614.” Dans les passages que je cite, j' ai conféré le texte du manuscrit de la bibliothèque du roi avec un exemplaire de l' édition de 1610 et les fragments qui sont rapportés dans l' ouvrage de M. d' Aretin. 

Le manuscrit de la bibliothèque du roi décide la difficulté que Menckenius s' est proposée, et qu' il n' a pu résoudre. Il a demandé comment Fabricius a su qu' André était chapelain de la cour royale de France; ce manuscrit dit expressément: “Magistro Andreâ FRANCORUM AULAE REGIAE capellano.” 

Dans une note précédente, j' ai averti que M. d' Aretin avait connu l' ouvrage d' André le chapelain. M. d' Aretin s' en est servi pour sa dissertation qui a pour titre:

“Ausprüche der Minnegerichte aus alten Handscriften herausgegeben und mit einer historischen Abhandlung über die Minnegerichte des Mittelalters begleitet von Christophor freyherrn von AretinMünchen, 1803.”

Il est à remarquer qu' André le chapelain ne s' est pas proposé de faire un traité sur les cours d' amour; ce n' est que par occasion, et pour autoriser ses propres opinions, qu' il cite les arrêts de ces tribunaux.

Son dessein est d' instruire les personnes qui veulent connaître les règles d' un amour pur et honnête, et se garantir d' un amour désordonné; la manière dont il parle de ces cours, ne permet pas de les regarder comme une institution nouvelle, puisqu' il dit que les RÈGLES D' AMOUR furent trouvées par un chevalier Breton, pendant le règne du roi Artus, et qu' elles furent alors adoptées par une cour composée de dames et de chevaliers, qui enjoignit à tous les amants de s' y conformer.

Je me propose d' examiner:

1° L' existence des cours d' amour.

2° Leur composition, et les formes qui y étaient établies.

3° Les matières qu' on y traitait.

Existence des Cours d' Amour. 

Le plus ancien des troubadours dont les ouvrages sont parvenus jusqu' à nous, Guillaume IX, Comte de Poitiers et d' Aquitaine, vivait en 1070. En lisant ses poésies, les personnes assez instruites pour apprécier le mérite de la langue, les graces du style, le nombre, l' harmonie des vers, et les combinaisons de la rime, ne contesteront point qu' à l' époque où il écrivit, la langue et la poésie n' eussent acquis une sorte de perfection; circonstance qui ne permet pas de douter que le Comte de Poitiers n' eût profité lui-même des leçons et des exemples de poëtes qui l' avaient précédé; aussi trouve-t-on dans les écrits des troubadours qui passent pour les plus anciens, la preuve qu' ils n' étaient que les successeurs et les disciples de poëtes antérieurs.

Rambaud d' Orange, qui vivait dans la première moitié du douzième siècle, et qui mourut en 1173, disait d' un de ses propres ouvrages:

“Jamais on n' en vit composé de tel, ni par homme, ni par dame, en ce siècle, ni en l' autre qui est passé.” (1: “Que ja hom mais no vis fach aital, per home ni per femna, en est segle, ni en l' autre qu' es passatz.” Rambaud d' Orange: Escotatz.)  

Les historiens ont reconnu que le mariage du roi Robert avec Constance, fille de Guillaume Ier, comte de Provence, ou d' Aquitaine, vers l' an 1000, fut l' époque d' un changement dans les mœurs à la cour de France; il y en a même (2) qui ont prétendu que cette princesse amena avec elle des troubadours, (2: Voyez Rodulfe Glaber, liv. 3; Gaufridi, Hist. de Provence, p. 64; Histoire de Languedoc, t. 2, p. 132, 602.)

des jongleurs, des histrions, etc.; on convient assez généralement qu' alors la SCIENCE GAYE, l' art des troubadours, les mœurs faciles, commencèrent à se communiquer des cours de la France méridionale, aux cours de la France septentrionale, c' est-à-dire des pays qui sont au midi de la Loire, aux pays qui sont au nord de ce fleuve.

Dans les usages galants de la chevalerie, dans les jeux spirituels des troubadours, on distinguait le talent de soutenir et de défendre des questions délicates et controversées, ordinairement relatives à l' amour; l' ouvrage où les poëtes exerçaient ainsi la finesse et la subtilité de leur esprit, s' appelait TENSON, du latin conTENSIONem, dispute, débat; on lit dans le Comte de Poitiers:

“Et si vous me proposez un jeu d' amour, je ne suis pas assez sot que de ne pas choisir la meilleure question.” (1: 

E si m partetz un juec d' amor,

No sui tan fatz

No sapcha triar lo melhor.

Comte de Poitiers. Ben vuelh.)

Mais ces tensons, nommées aussi jeux-partis, mi-partis, auraient été des compositions aussi inutiles que frivoles, si quelque compagnie, si une sorte de tribunal n' avait eu à prononcer sur les opinions des concurrents.

Sans doute ce genre de poésie, très usité chez les troubadours, et dont on trouve l' indication dans les ouvrages du plus ancien de ceux qui nous sont connus, n' eût pas prouvé, d' une manière irrécusable, l' existence des tribunaux galants qu' il suppose; mais quand cette existence est démontrée par d' autres documents, on ne peut contester que la circonstance de la composition des tensons n' offre un indice remarquable; j' aurai bientôt occasion de démontrer par plusieurs exemples, que les questions débattues entre les troubadours étaient quelquefois soumises au jugement des dames, des chevaliers et des cours d' amour, dont ces poëtes faisaient choix dans les derniers vers de la tenson.

Ne soyons donc pas surpris de trouver les cours d' amour établies à une époque voisine de celle où le Comte de Poitiers parlait ainsi des jeux-partis.

Indépendamment des nombreux arrêts qu' André le chapelain rapporte dans son ouvrage, en nommant les cours qui les ont rendus, il a eu occasion de parler des cours d' amour en général, et il s' est exprimé en termes qui suffiraient pour nous convaincre qu' elles existaient à l' époque où il a écrit.

Il pose la question: “L' un des deux amants viole-t-il la foi promise, lorsqu' il refuse volontairement de céder à la passion de l' autre?

Et il répond: “Je n' ose décider qu' il ne soit pas permis de se refuser aux plaisirs du siècle; je craindrais que ma doctrine ne parût trop contraire aux commandements de Dieu, et certes il ne serait pas prudent de croire que quelqu'un ne dût obéir à ces commandements, plutôt que de céder aux plaisirs mondains.

Mais si la personne qui a opposé le refus cède ensuite à un autre attachement, je pense que, PAR LE JUGEMENT DES DAMES, elle doit être tenue d' accepter le premier amant, au cas que celui-ci le requière.” (1:

Sed consules me forsan: Si unus coamantium, amoris nolens alterius vacare solatiis, alteri se subtraxit amanti, fidem videatur infringere coamanti; et nullo istud præsumimus ausu narrare ut a seculi non liceat delectationibus abstinere, ne nostrâ videamur doctrinâ ipsius Dei nimium adversari mandatis; nec enim esset credere tutum non debere quemcumque Deo potius quam mundi voluptatibus inservire. Sed si novo post modum se jungat amori, dicimus quod, DOMINARUM JUDICIO, ad prioris coamantis est reducendus amplexus, si prior coamans istud voluerit.” Fol. 90.) 

Ce seul passage aurait suffi pour prouver en général que les dames rendaient des jugements sur les matières d' amour; mais je m' empresse de rassembler les indications particulières et précises qui ne laisseront plus aucun doute.

Pour justifier les décisions des nombreuses questions examinées dans son ART D' AIMER, André le chapelain cite les cours d' amour,

Des dames de Gascogne,

D' Ermengarde, vicomtesse de Narbonne,

De la reine Éléonore,

De la comtesse de Champagne,

Et de la comtesse de Flandres.

Les troubadours, et Nostradamus leur historien, parlent des cours établies en Provence; elles se tenaient à Pierrefeu, à Signe, à Romanin, à Avignon: Nostradamus nomme les dames qui jugeaient dans ces cours.

J' ai déja dit que souvent, à la fin des tensons, les troubadours choisissaient les dames ou les grands qui devaient prononcer sur la contestation.

Je parlerai successivement de ces diverses cours et de ces tribunaux particuliers.

La cour des dames de Gascogne n' est citée qu' une seule fois par André le chapelain, sans qu' il indique par qui elle était présidée; mais, ce qui est plus important, il atteste qu' elle était très nombreuse.

“La Cour des dames assemblée en Gascogne prononce avec l' assentiment de toute la cour, etc.” (1: “Dominarum ergo curiâ in Vasconiâ congregatâ de totius curiæ voluntatis assensu perpetuâ fuit constitutione firmatum.”  Fol. 97.) 

La cour d' Ermengarde, vicomtesse de Narbonne, est nommée cinq fois, à l' occasion de cinq jugements que cette princesse avait prononcés sur des questions traitées ensuite par André le chapelain.

Ermengarde fut vicomtesse de Narbonne en 1143; elle mourut en 1194.

Les auteurs de l' Art de vérifier les dates ont rapporté la tradition qui nous apprenait que cette princesse avait présidé des cours d' amour; l' histoire atteste qu' elle protégea honorablement les lettres, et qu' elle accueillit particulièrement les troubadours, parmi lesquels elle accorda une préférence trop intime à Pierre Rogiers; il la célébrait sous le nom mystérieux de Tort n' avetz: un commentateur de Pétrarque, en parlant de ce troubadour, paraissait indiquer qu' Ermengarde tenait une cour d' amour (1); aujourd'hui il ne sera plus permis d' en douter.

(1) André Gesualdo s' exprime ainsi, dans son commentaire sur Le triomphe d' amour de Pétrarque, c. IV; 1754, in-4°:

“L' altro fu pietro Negeri d' Avernie che essendo canonico di Chiaramonte, per farsi dicitore et andare per corti, renonzò il canonicato. Amò M N' Ermengarda valorosa e nobil signora che tenea corte in Nerbona, e da lei, per lo suo leggiadro dire, fu molto amato et honorato; ben che al fine fu de la corte di lei licenciato, perchio che si credeva haverne lui ottenuto l' ultima speranza d' amore.” 

reine Éléonore, cour d' amour, d' Aquitaine, d' épouse de Louis VII, dit LE JEUNE, roi de France; Henri II, roi d' Angleterre

La reine Éléonore, qui présidait une cour d' amour, était Éléonore d' Aquitaine, d' abord épouse de Louis VII, dit LE JEUNE, roi de France, et ensuite de Henri II, roi d' Angleterre.

L' auteur de l' Art d' aimer cite six arrêts prononcés par cette reine.

Si le mariage du roi Robert avec Constance, fille de Guillaume Ier, vers l' an 1000, avait introduit à la cour de France, les manières agréables, les mœurs polies, les usages galants de la France méridionale, il n' est pas moins certain que le mariage d' Éléonore d' Aquitaine avec Louis VII, en 1137, fut une nouvelle occasion de les propager: petite-fille du célèbre Comte de Poitiers, Éléonore d' Aquitaine reçut les hommages des troubadours, les encouragea et les honora. Un des plus célèbres, Bernard de Ventadour, lui consacra ses vers et ses sentiments, et il continua de lui adresser les tributs de ses chants et de son amour lorsqu' elle fut reine d' Angleterre.

La comtesse de Champagne est désignée par l' auteur sous la lettre initiale M. Un des jugements qu' elle a prononcés est à la date de 1174. A cette époque, Marie de France, fille de Louis VII et d' Éléonore d' Aquitaine, était comtesse de Champagne, ayant épousé le comte Henri Ier.

On ne sera pas surpris que la fille de cette reine ait présidé des cours d' amour; le comte de Champagne dut peut-être à Marie son épouse, ce goût des lettres qui le fit distinguer parmi les princes de son siècle; il protégea, de la manière la plus affectueuse, les poëtes, les romanciers, et les appela à sa cour; il mérita le surnom de large ou libéral. 

Ce prince et son épouse eurent un digne successeur dans leur petit-fils, Thibaud, comte de Champagne et roi de Navarre, si connu par ses chansons qui ont tant de ressemblance avec celles des troubadours.

L' auteur rapporte neuf jugements prononcés par la comtesse de Champagne.

Il ne cite que deux arrêts prononcés par la comtesse de Flandres.

Cette princesse n' est point nommée, et l' auteur ne l' a pas désignée par la lettre initiale de son nom, ainsi qu' il avait désigné la comtesse de Champagne.

Parmi les comtesses de Flandres qui ont pu présider des cours d' amour, durant le XIIe siècle, et avant l' époque où a été rédigé l' Art d' Aimer d' André le chapelain, je n' hésite pas à choisir Sibylle, fille de Foulques d' Anjou; en 1134 elle épousa Thierry, comte de Flandres; vraisemblablement elle apporta, des pays situés au-delà de la Loire, les institutions qui y étaient en vigueur, telles que les cours d' amour.

Les détails qui concernent les cours établies en Provence nous ont été transmis par Jean de Nostradamus. 

“Les tensons, dit-il, estoyent disputes d' amours qui se faisoyent entre les chevaliers et dames poëtes entreparlans ensemble de quelque belle et subtille question d' amours, et où ils ne s' en pouvoyent accorder, ils les envoyoyent pour en avoir la diffinition aux dames illustres présidentes, qui tenoyent cour d' amour ouverte et planière à Signe, et à Pierrefeu ou à Romanin, ou à autres, et là-dessus en faisoyent arrests qu' on nommait LOUS ARRESTS D' AMOURS.” (1: Jean de Nostradamus, Vies des plus célèbres et anciens poëtes provençaux, p. 15.)

A l' article de Geoffroi Rudel, il rapporte que le moine des Iles d' Or, dans son catalogue des poëtes provençaux, fait mention d' une tenson entre Giraud et Peyronet, et il ajoute:

“Finalement, voyant que ceste question estoit haulte et difficile, ILZ l' envoyèrent aux dames illustres tenans cour d' amour à Pierrefeu et à Signe, qu' estoit cour planière et ouverte, pleine d' immortelles louanges, aornée de nobles dames et de chevaliers du pays, pour avoir déterminaison d' icelle question.” (1: 

“Les dames qui présidoient à la cour d' amour de ce temps estoyent celles-ci:

Stephanette, dame de Baulx, fille du comte de Provence,

Adalazie, vicomtesse d' Avignon,

Alalete, dame d' Ongle,

Hermyssende, dame d' Urgon,

Mabille, dame d' Yères,

La comtesse de Dye,

Rostangue, dame de Pierrefeu,

Bertrane, dame de Signe,

Jausserande de Claustral.”

Nostradamus, p. 27.) 

Ce qui donne la plus grande autorité aux assertions du moine des Iles d' Or dont Nostradamus copie les expressions, c' est que cette tenson entre Giraud et Peyronet se trouve dans les manuscrits qui nous restent des pièces des troubadours, et qu' effectivement les deux poëtes conviennent des cours de Pierrefeu et de Signe pour décider la question.

Giraud dit: “Je vous vaincrai pourvu que la COUR soit loyale... je transmets ma tenson à Pierrefeu, où la belle tient COUR D' ENSEIGNEMENT.” (2:

Vencerai vos, sol la CORT lial sia...

A Pergafuit tramet mon partiment,

O la bella fai CORT D' ENSEGNAMENT...) 

Et Peyronet répond: “Et moi, de mon côté, je choisis pour juger l' honorable château de Signe.” (1) 

On remarquera que le premier troubadour parle d' abord d' une cour qui doit juger la question en termes qui permettent de croire que les tensons étaient ordinairement soumises à de pareils tribunaux: 

“Je vous vaincrai, dit-il, pourvu que la cour soit loyale.” Et c' est seulement à la fin de la tenson que les deux poëtes conviennent des deux cours qui doivent se réunir pour prononcer.

Dans la vie de Raimond de MiravalNostradamus fait mention d' une autre tenson entre ce troubadour et Bertrand d' Allamanon, qui sollicitèrent aussi la décision des dames de la cour d' amour de Pierrefeu et de Signe. En plusieurs endroits des vies des poëtes provençaux, il parle des cours d' amour et des dames qui les présidaient. (2: Voy. p. 26, 45, 61, 131, 168, 174, etc.) 

(1) E ieu volrai per mi al jugjament

L' onrat castel de Sinha...

Giraud et Peyronet: Peronet d' una.


(Voisin: Le Castellet: Ses habitants sont les Castellans et Castellanes : Catalans et Catalanes)

Cette cour d' amour est appelée la cour d' amour de Pierrefeu et de Signe. Il est vraisemblable qu' elle s' assemblait tantôt dans le château de Pierrefeu, tantôt dans celui de Signe. Ces deux pays sont très voisins l' un de l' autre, et à une distance à-peu-près égale de Toulon et de Brignoles. Un autre troubadour, Rambaud d' Orange, parle de la distance d' Aix à Signe (*: Dans sa pièce: En aital.)

Pierrefeu, cour d' amour

Mossot

Au sujet de Perceval Doria, il dit qu' une question débattue entre lui et Lanfranc Cigalla fut d' abord soumise à la cour de Signe et de Pierrefeu; mais que les deux poëtes, n' étant pas satisfaits de l' arrêt rendu par cette cour, s' adressèrent à la cour d' amour des dames de Romanin.

(1: Et, parmi les dames qui y siégeaient, il nomme:

Phanette des Gantelmes, dame de Romanin,

La marquise de Malespine,

La marquise de Saluces,

Clarette, dame de Baulx,

Laurette de Sainct Laurens,

Cécille Rascasse, dame de Caromb,

Hugonne de Sabran, fille du comte de Forcalquier,

Héleine, dame de Mont-Pahon,

Ysabelle des Borrilhons, dame d' Aix,

Ursyne des Ursières, dame de Montpellier,

Alaette de Meolhon, dame de Curban,

Elys, dame de Meyrarques.

Nostradamus, p. 131.)

Et dans la vie de Bertrand d' Allamanon, il dit: 

“Ce troubadour fut amoureux de Phanette ou Estephanette de Romanin, dame dudict lieu, de la mayson des Gantelmes, qui tenoit de son temps cour d' amour ouverte et planière en son chasteau de Romanin, prez la ville de Sainct Remy en Provence, tante de Laurette d' Avignon, de la mayson de Sado, tant célébrée par le poëte Pétrarque.”

Marcabrus, Marcabru, troubadour

Dans la vie de Marcabrus, il assure que la mère de ce troubadour, “laquelle estoit docte et savante aux bonnes lettres, et la plus fameuse poëte en nostre langue provensalle, et ès autres langues vulgaires, autant qu' on eust peu desirer, tenoit cour d' amour ouverte en Avignon, où se trouvoyent tous les poëtes, gentilshommes, et gentilsfemmes du pays, pour ouyr les diffinitions des questions et tensons d' amours qui y estoyent proposées et envoyées par les seigneurs et dames de toutes les marches et contrées de l' environ.” 

Enfin, à l' article de Laurette et de Phanette, on lit que Laurette de Sade, célébrée par Pétrarque, vivait à Avignon vers l' an 1341, et qu' elle fut instruite par Phanette de Gantelmes sa tante, dame de Romanin; que “toutes deux romansoyent promptement en toute sorte de rithme provensalle, suyvant ce qu' en a escrit le monge des Isles d' Or, (N. E. Véase F. Mistral, Isclo d' Or) les œuvres desquelles rendent ample tesmoignage de leur doctrine;... Il est vray (dict le monge) que Phanette ou Estephanette, comme très excellente en la poésie, avoit une fureur ou inspiration divine, laquelle fureur estoit estimée un vray don de Dieu; elles estoyent accompagnées de plusieurs... dames illustres et généreuses (1) de Provence qui fleurissoyent de ce temps en Avignon, lorsque la cour romaine y résidoit, qui s' adonnoyent à l' estude des lettres tenans cour d' amour ouverte et y deffinissoyent les questions d' amour qui y estoyent proposées et envoyées...

(1) “Jehanne, dame de Baulx,

Huguette de Forcalquier, dame de Trects,

Briande d' Agoult, comtesse de la Lune,

Mabille de Villeneufve, dame de Vence,

Béatrix d' Agoult, dame de Sault,

Ysoarde de Roquefueilh, dame d' Ansoys,

Anne, vicomtesse de Tallard,

Blanche de Flassans, surnommée Blankaflour,

Doulce de Monstiers, dame de Clumane,

Antonette de Cadenet, dame de Lambesc,

Magdalène de Sallon, dame dudict lieu,

Rixende de Puyverd, dame de Trans.”

Nostradamus, p. 217.

Guillen et Pierre Balbz et Loys des Lascaris, comtes de Vintimille, de Tende et de la Brigue, personnages de grand renom, estans venus de ce temps en Avignon visiter Innocent VI du nom, pape, furent ouyr les deffinitions et sentences d' amour prononcées par ces dames; lesquels esmerveillez et ravis de leurs beaultés et savoir furent surpris de leur amour.”

Les preuves diverses et multipliées que j' ai rassemblées ne laisseront plus le moindre doute sur l' existence ancienne et prolongée des cours d' amour.

On les voit exercer leur juridiction, soit au nord, soit au midi de la France, depuis le milieu du douzième siècle, jusques après le quatorzième.

Je dois ne pas omettre un usage qui se rattache à l' existence de ces tribunaux, et qui la confirmerait encore, si de nouvelles preuves pouvaient être nécessaires.

Lorsque les troubadours n' étaient pas à portée d' une cour d' amour, ou lorsqu' ils croyaient rendre un hommage agréable aux dames, en les choisissant pour juger les questions galantes, ils nommaient à la fin des tensons les dames qui devaient prononcer, et qui formaient un tribunal d' arbitrage, une cour d' amour spéciale.

Ainsi dans une tenson entre Prévost et Savari de Mauléon, ces troubadours nomment trois dames pour juger la question agitée: Guillemette de Benaut, Marie de Ventadour, et la dame de Montferrat.

Plusieurs autres tensons donnent les noms de dames arbitres que choisissent les troubadours. (1: Voici les noms de quelques autres dames arbitres qui se trouvent indiqués dans différentes tensons:

Azalais et la dame Conja; tenson de Guillaume de la Tour avec Sordel: Us amicx.

Guillaumine de Toulon et Cécile; tensons de Guionet avec Rambaud: 

En Rambaut.

Béatrix d' Est et Émilie de Ravenne; tenson d' Aimeri de Peguilain et d' Albertet: N Albertetz.

La Comtesse de Savoye; tenson de Guillaume avec Arnaud: Senher Arnaut.

Marie d' Aumale; tenson d' Albertet avec Pierre: Peire dui.)

Assez souvent des chevaliers étaient associés aux dames, pour prononcer sur les questions débattues dans les tensons.

Gaucelm Faidit et Hugues de la Bachélerie soumettent la décision à Marie de Ventadour et au Dauphin. (2: Tenson: N Ugo la Bacalaria.)

Enfin, le jugement des tensons est quelquefois déféré seulement à des seigneurs, à des troubadours, et même à un seul.

Estève et son interlocuteur choisissent les seigneurs Ebles et Jean. (3: Tenson: Dui Cavayer.)

Gaucelm Faidit et Perdigon s' en rapportent au dauphin d' Auvergne seul. (1: Tenson: Perdigons vostre sen.)

Le dauphin d' Auvergne et Perdigon choisissent le troubadour Gaucelm Faidit pour juge. (2: Tenson: Perdigons ses vassalatge.)

Ces juridictions arbitrales, ces tribunaux de convention, m' ont paru se lier étroitement aux tribunaux suprêmes des cours d' amour; j' aurais cru mon travail incomplet, si je n' en avais fait mention.

J' examine maintenant la composition des cours d' amour, et les formes qu' on y observait.

Composition des cours d' amour, formes qu' on y observait.

André le chapelain ne donne aucun détail sur la composition des cours de la reine Éléonore, de la comtesse de Narbonne, et de la comtesse de Flandres.

Mais l' arrêt de la cour des dames de Gascogne, porte:

“La cour des dames, assemblée en Gascogne, a établi, du consentement de TOUTE LA COUR, cette a constitution perpétuelle, etc.” (3: “Dominarum ergo curiâ in Vasconiâ congregatâ, de totius curiæ assensu, perpetuâ fuit constitutione firmatum ut etc.” Fol. 94.)

Ces expressions annoncent que cette cour était composée d' un grand nombre de dames.

Je trouve, au sujet de la cour de la comtesse de Champagne, deux renseignements très précieux. Dans l' arrêt de 1174, elle dit:

“Ce jugement, que nous avons porté avec une extrême prudence, et appuyé de l' avis d' un Très grand nombre de dames.” (1: 

“Hoc ergo nostrum judicium, cum nimiâ moderatione prolatum et aliarum quam plurimarum dominarum consilio roboratum.” Fol. 56.) 

Dans un autre jugement, on lit: “Le chevalier, pour la fraude qui lui avait été faite, dénonça toute cette affaire à la comtesse de Champagne, et demanda humblement que ce délit fût soumis au jugement de la comtesse de Champagne et des autres dames.

La comtesse ayant appelé autour d' elle soixante dames, rendit ce jugement.” (2: miles autem, pro fraude sibi factâ commotus, campaniæ comitissæ totam negotii seriem indicavit, et de ipsius et aliarum judicio dominarum nefas prædictum postulavit humiliter judicari; et ejusdem comitissæ ipse fraudulentus arbitrium collaudavit: comitissa vero, sexagenario sibi accersito numero dominarum, rem tali judicio diffinivit.” Fol. 96.)

Nostradamus nomme un nombre assez considérable de dames qui siégeaient dans les cours de Provence, dix à Signe et à Pierrefeu, douze à Romanin, quatorze à Avignon. (1: Fontanini, Della eloquenza italiana, p. 120, a cru que dans ces vers du 188° sonnet de Pétrarque,

Dodici donne honestamente lasse

Anzi dodici stelle, e 'n mezzo un sole

Vidi in una barchetta, etc.

ce poëte a fait allusion aux dames de la cour d' amour d' Avignon. 

La conjecture de Fontanini n' est fondée que sur le nombre de douze, qui est celui des dames de cette cour nommées par Nostradamus, ainsi qu' on l' a vu page XCV; mais à ces douze dames se joignaient Laure et la dame de Romanin, sa tante. Nostradamus le dit expressément; on doit donc rejeter la conjecture de Fontanini, fondée sur ce nombre de douze.)

André le chapelain rapporte que le code d' amour avait été publié par une cour composée d' un grand nombre de dames et de chevaliers.

Des chevaliers siégeaient par-fois dans les cours d' amour établies à Pierrefeu, Signe, et Avignon.

Un seigneur, auquel s' était adressé Guillaume de Bergedan, prononce de l' avis de son conseil. (2: Guillaume de Bergedan: Amicx Senher.)

Un prince, consulté sur une question contenue dans une tenson, prononce aussi de l' avis de son conseil. (3: Voyez ci-après p. 188.)

Quant à la manière dont on procédait devant ces tribunaux, il paraît que par-fois les parties comparaissaient et plaidaient leurs causes, et que souvent les cours prononçaient sur les questions exposées dans les suppliques, ou débattues dans les tensons.

André le chapelain nous a conservé la supplique qui avait été adressée à la comtesse de Champagne, lorsqu' elle décida cette question: 

“Le véritable amour peut-il exister entre époux?” 

(1: Illustri feminæ ac sapienti M. Campaniæ comitissæ F. mulier et P. comes salutem et gaudia multa.” 

Après avoir exposé la question, ils terminent ainsi leur requête: “Excellentiæ vestræ instantissimè judicium imploramus et animi pleno desideramus affectu, præsenti vobis devotissimè supplicantes affatu, ut hujus negotii pro nobis frequens vos sollicitudo detentet, vestræque prudentiæ justum super hoc procedat arbitrium nullâ temporis dilatione judicium prorogante.” Fol. 55.

On trouve aussi dans son ouvrage, qu' un chevalier ayant dénoncé un coupable à cette cour, celui-ci agréa le tribunal. (2: Fol. 96.)

Il paraît, qu' en certaines circonstances, les cours d' amour faisaient des réglements généraux. On a vu que la cour de Gascogne, du consentement de toutes les dames qui y siégeaient, ordonna que son jugement serait observé comme constitution perpétuelle, et que les dames qui n' y obéiraient pas, encourraient l' inimitié de toute dame honnête. (3: Fol. 97.)

Lorsque le code amoureux, donné par le roi d' amour, fut adopté et promulgué, la cour, composée de dames et de chevaliers, enjoignit à tous les amants de l' observer exactement, sous les peines portées par son arrêt. (1: Fol. 103.).

Il est permis de croire que les jugements déja prononcés par des cours d' amour faisaient jurisprudence; les autres cours s' y conformaient, lorsque les mêmes questions se présentaient de nouveau.

On verra bientôt que la reine Éléonore motive en ces termes un jugement:

“Nous n' osons contredire l' arrêt de la comtesse de Champagne, qui a déja prononcé sur une semblable question; nous approuvons donc (2), etc.” (2) “Huic autem negotio taliter regina respondit: Comitissæ Campaniæ obviare sententiæ non audemus quæ firmo judicio diffinivit non posse inter conjugatos amorem suas extendere vires; ideòque laudamus ut prænarrata mulier pollicitum præstet amorem.”  Fol. 96.

Un exemple remarquable nous apprend que les parties appelaient des jugements des cours d' amour à d' autres tribunaux.

L' ancien biographe des poëtes provençaux rapporte que deux troubadours, Simon Doria, et Lanfranc Cigalla, agitèrent la question: 

“Qui est plus digne d' être aimé, ou celui qui donne libéralement, ou celui qui donne malgré soi, afin de passer pour libéral?”

Elle fut soumise aux dames de la cour d' amour de Pierrefeu et de Signe, et ces deux contendants ayant, l' un et l' autre, été mécontents du jugement, recoururent à la cour souveraine d' amour des dames de Romanin. (1)

En lisant les divers jugements que je rapporterai bientôt, on se convaincra que leur rédaction est conforme à celle des tribunaux judiciaires de l' époque.

Enfin, une circonstance très remarquable, qu' il n' est point permis d' omettre au sujet des arrêts rendus par les différentes cours d' amour, c' est que presque tous ces arrêts contiennent les motifs, dont quelques-uns sont fondés sur les règles du code d' amour.


Matières traitées dans les cours d' amour.


Avant de citer les exemples qui indiqueront suffisamment quelles questions étaient soumises au jugement des cours d' amour, il est indispensable de rapporter les principales dispositions du code amoureux, qui se trouve en entier dans l' ouvrage d' André le chapelain, attendu que ces tribunaux me paraissent s' y être conformés dans leurs décisions.
L' auteur expose de quelle manière le code d' amour fut apporté par un chevalier breton, et publié par la cour des dames et des chevaliers, à l' effet d' être la loi de tous les amants.
Un chevalier breton s' était enfoncé seul dans une forêt, espérant y rencontrer Artus; il trouva bientôt une demoiselle, qui lui dit:
“Je sais ce que vous cherchez; vous ne le trouverez qu' avec mon secours; vous avez requis d' amour une dame bretonne, et elle exige de vous, que vous lui apportiez le célèbre faucon qui repose sur une perche dans la cour d' Artus. Pour obtenir ce faucon, il faut prouver, par le succès d' un combat, que cette dame est plus belle qu' aucune des dames aimées par les chevaliers qui sont dans cette cour.”
Après beaucoup d' aventures romanesques, il trouva le faucon sur une perche d' or, à l' entrée du palais et il s' en saisit; une petite chaîne d' or tenait suspendu à la perche un papier écrit: c' était le code amoureux que le chevalier devait prendre et faire connaître, de la part du roi d' amour, s' il voulait emporter paisiblement le faucon.
Ce code ayant été présenté à la cour, composée d' un grand nombre de dames et de chevaliers, cette cour entière en adopta les règles, et ordonna qu' elles seraient fidèlement observées à perpétuité, sous des peines graves. Toutes les personnes qui avaient été appelées et avaient assisté à cette cour, rapportèrent ce code avec elles, et le firent connaître aux amants, dans les diverses parties du monde. Le code contient trente-un articles; je traduis les plus remarquables:
“Le mariage n' est pas une excuse légitime contre l' amour.
Qui ne sait celer, ne peut aimer.
Personne ne peut avoir à-la-fois deux attachements.
L' amour doit toujours ou augmenter ou diminuer.
Il n' y a pas de saveur aux plaisirs qu' un amant dérobe à l' autre, sans son consentement.
En amour, l' amant qui survit à l' autre est tenu de garder viduité pendant deux ans.
L' amour a coutume de ne pas loger dans la maison de l' avarice.
La facilité de la jouissance en diminue le prix, et la difficulté l' augmente.
Une fois que l' amour diminue, il finit bientôt; rarement il reprend des forces.
Le véritable amant est toujours timide.
Rien n' empêche qu' une femme ne soit aimée de deux hommes, ni qu' un homme ne soit aimé de deux femmes.” (1:
1 Causa conjugii ab amore non est excusatio recta.
2 Qui non celat amare non potest.
3 Nemo duplici potest amore ligari.
4 Semper amorem minui vel crescere constat.
5 Non est sapidum quod amans ab invito sumit amante.
6 Masculus non solet nisi in plenâ pubertate amare.
7 Biennalis viduitas pro amante defuncto superstiti præscribitur amanti.
8 Nemo, sine rationis excessu, suo debet amore privari.
9 Amare nemo potest, nisi qui amoris suasione compellitur.
10 Amor semper ab avaritiæ consuevit domiciliis exulare.
11 Non decet amare quarum pudor est nuptias affectare.
12 Verus amans alterius nisi suæ coamantis ex affectu non cupit amplexus.
13 Amor raro consuevit durare vulgatus.
14 Facilis perceptio contemptibilem reddit amorem, difficilis eum carum facit haberi.
15 Omnis consuevit amans in coamantis aspectu pallescere.
16 In repentinâ coamantis visione, cor tremescit amantis.
17 Novus amor veterem compellit abire.
18 Probitas sola quemcumque dignum facit amore.
19 Si amor minuatur, citò deficit et rarò convalescit.
20 Amorosus semper est timorosus.
21 Ex verâ zelotypiâ affectus semper crescit amandi.
22 De coamante suspicione perceptâ zelus interea et affectus crescit amandi.
23 Minus dormit et edit quem amoris cogitatio vexat.
24 Quilibet amantis actus in coamantis cogitatione finitur.
25 Verus amans nichil beatum credit, nisi quod cogitat amanti placere.
26 Amor nichil posset amori denegare.
27 Amans coamantis solatiis satiari non potest.
28 Modica præsumptio cogit amantem de coamante suspicari sinistra.
29 Non solet amare quem nimia voluptatis abundantia vexat.
30 Verus amans assiduâ, sine intermissione, coamantis imagine detinetur.
31 Unam feminam nichil prohibet a duobus amari et a duabus mulieribus unum.” Fol 103.)

Parmi les jugements dont je donnerai bientôt la notice, on verra que l' une des parties cite l' article qui prescrit à l' amant survivant une viduité de deux ans; on remarquera aussi l' application du principe, que le mariage n' exclut pas l' amour; dans les motifs de l' un de ses jugements, la comtesse de Champagne cite la règle: “Qui ne sait celer ne peut aimer.” Les troubadours parlent quelquefois du Droit d' amour;
Dans le jugement rendu par un seigneur, et que rapporte Guillaume de Bergedan, on trouve ces expressions Selon la coutume d' amour. (1: Segon costum d' amor.
Guillaume de Bergedan: De far un jutjamen.)
J' indiquerai divers jugements rendus par les cours ou tribunaux d' amour. C' est le moyen le plus facile et le plus exact de faire connaître les matières qui y étaient traitées.
Question: “Le véritable amour peut-il exister entre personnes mariées?” (2: “Utrum inter conjugatos amor possit habere locum?
Dicimus enim et stabilito tenore firmamus amorem non posse inter duos jugales suas extendere vires, nam amantes sibi invicem gratis omnia largiuntur, nullius necessitatis ratione cogente; jugales vero mutuis tenentur ex debito voluntatibus obedire et in nullo seipsos sibi ad invicem denegare...
Hoc igitur nostrum judicium, cum nimiâ moderatione prolatum, et aliarum quamplurium dominarum consilio roboratum, pro indubitabili vobis sit ac veritate constanti.
Ab anno M. C. LXXIV, tertio kalend. maii, indictione VII.” Fol. 56.)
Jugement de la comtesse de Champagne: “Nous disons et assurons, par la teneur des présentes, que l' amour ne peut étendre ses droits sur deux personnes mariées. En effet, les amants s' accordent tout, mutuellement et gratuitement, sans être contraints par aucun motif de nécessité, tan dis que les époux sont tenus par devoir de subir réciproquement leurs volontés, et de ne se refuser rien les uns aux autres. (1).
Que ce jugement, que nous avons rendu avec une extrême prudence, et d' après l' avis d' un grand nombre d' autres dames, soit pour vous d' une vérité constante et irréfragable. Ainsi jugé, l' an 1174, le 3e jour des kalendes de mai, indiction VIIe.”
Question: “Est-ce entre amants ou entre époux qu' existent la plus grande affection, le plus vif attachement?”
Jugement d' Ermengarde, vicomtesse de Narbonne:
“L' attachement des époux, et la tendre affection des amants, sont des sentiments de nature et de mœurs tout-à-fait différentes. Il ne peut donc être établi une juste comparaison, entre des objets qui n' ont pas entre eux de ressemblance et de rapport.” (2)
(1) Ce jugement est conforme à la première règle du code d' amour: “Causa conjugii non est ab amore excusatio recta.”
(2) Quidam ergo ab eâdem dominâ postulavit ut ei faceret manifestum ubi major sit dilectionis affectus, an inter amantes, an inter conjugatos? cui eadem domina philosophicâ consideratione respondit. Ait enim: maritalis affectus et coamantium vera dilectio penitus judicantur esse diversa; et ex moribus omnino differentibus suam sumunt originem; et ideò inventio ipsius sermonis æquivoca actus comparationis excludit, et sub diversis facit eam speciebus adjungi. Cessat enim collatio comparandi, per magis et minus, inter res equivocè sumptas, si ad actionem cujus respectu dicuntur æquivoca comparatio referatur.”
Fol. 94.

Question: “Une demoiselle, attachée à un chevalier, par un amour convenable, s' est ensuite mariée avec un autre; est-elle en droit de repousser son ancien amant, et de lui refuser ses bontés accoutumées?”
Jugement d' Ermengarde, vicomtesse de Narbonne:
“La survenance du lien marital n' exclut pas de droit le premier attachement, à moins que la dame ne renonce entièrement à l' amour, et ne déclare y renoncer à jamais.”
(1: “Cum domina quædam, sive puella, idoneo satis copularetur amori, honorabili post modum conjugio sociata, suum coamantem subterfugit amare, et solita sibi penitus solatia negat.
Sed hujus mulieris improbitas Mingardæ Nerbonensis dominæ taliter dictis arguitur: Nova superveniens fœderatio maritalis rectè priorem non excludit amorem, nisi fortè mulier omni penitus desinat amori vacare et ulterius amare nullatenùs disponat.” Fol. 94.)

Question: “Un chevalier était épris d' une dame qui avait déja un engagement; mais elle lui promit ses bontés, s' il arrivait jamais qu' elle fût privée de l' amour de son amant. Peu de temps après, la dame et son amant se marièrent. Le chevalier requit d' amour la nouvelle épouse; celle-ci résista, prétendant qu' elle n' était pas privée de l' amour de son amant.”
Jugement. Cette affaire ayant été portée devant la reine Éléonore, elle répondit: “Nous n' osons contredire l' arrêt de la comtesse de Champagne, qui, par un jugement solennel, a prononcé que le véritable amour ne peut exister entre époux. Nous approuvons donc que la dame susnommée accorde l' amour qu' elle a promis.”
(1: Dum miles quidam mulieris cujusdam ligaretur amore, quæ amori alterius erat obligata, taliter ab eâ spem est consecutus amoris, quod si quando contingeret eam sui coamantis amore frustrari, tunc præfato militi sine dubio suum largiretur amorem. Post modici autem temporis lapsum, mulier jam dicta in uxorem se præbuit amatori. Miles verò præfatus spei sibi largitæ fructum postulat exhiberi. Mulier autem penitus contradicit asserens se sui coamantis non esse amore frustratam. Huic autem negotio regina respondit: Comitissæ Campaniæ obviare sententiæ non audemus, quæ firmo judicio diffinivit non posse inter conjugatos amorem suas extendere vires, ideòque laudamus ut prænarrata mulier pollicitum præstet amorem.” Fol. 96.)

Question: “Une dame, jadis mariée, est aujourd'hui séparée de son époux, par l' effet du divorce. Celui qui avait été son époux lui demande avec instance son amour.”
Jugement. La vicomtesse de Narbonne prononce:
“L' amour entre ceux qui ont été unis par le lien conjugal, s' ils sont ensuite séparés, de quelque manière que ce soit, n' est pas réputé coupable; il est même honnête.” (1: “Mulierem quamdam quæ primo fuerat uxor et nunc a viro manet, divortio interveniente, disjuncta; qui maritus fuerat ad suum instanter invitat amorem. Cui domina præfata respondit: Si aliqui fuerint qualicumque nuptiali fœdere copulati et post modum quocumque modo reperiantur esse divisi, inter eos haud nefandum at verecundum judicamus amorem.” Fol. 94.)

Question: “Une dame avait imposé à son amant la condition expresse de ne la jamais louer en public. Un jour il se trouva dans une compagnie de dames et de chevaliers, où l' on parla mal de sa belle; d' abord il se contint, mais enfin il ne put résister au desir de venger l' honneur, et de défendre la renommée de son amante. Celle-ci prétend qu' il a justement perdu ses bonnes graces, pour avoir contrevenu à la condition qui lui avait été imposée.”
Jugement de la comtesse de Champagne: “La dame a été trop sévère en ses commandements; la condition exigée était illicite; on ne peut faire un reproche à l' amant qui cède à la nécessité de repousser les traits de la calomnie, lancés contre sa dame.” (2: Illi mulier incontinenti mandavit ut ulterius pro suo non laboraret amore, nec de eâ inter aliquos auderet laudes referre... Sed cum die quâdam præfatus amator in quarumdam dominarum cum aliis militibus resideret aspectu, suos audiebat commilitones de suâ dominâ turpia valdè loquentes... qui cum graviter primitus sustineret in animo amator, et eos in prædictæ dominæ famæ detrahendo diutius cerneret immorari, in sermonis increpatione asperè contrà eos invehitur; et eos viriliter cœpit de maledictis arguere et suæ dominæ deffendere famam. Cum istud autem prefatæ dominæ devenisset ad aures, eum suo dicit penitus amore privandum, quia, ejus insistendo laudibus, contra ejus mandata venisset. Hunc autem articulum Campaniæ comitissa suo taliter judicio explicavit... Talis domina nimis fuit in suo mandato severa... Cum eum sibi sponsione ligavit... Nec enim in aliquo dictus peccavit amator, si suæ dominæ blasphematores justâ correctione sit coactus arguere... Injustè videtur mulier tali eum ligasse mandato.” Fol. 92.

Question: “Un amant heureux avait demandé à sa dame la permission de porter ses hommages à une autre; il y fut autorisé, et il cessa d' avoir pour son ancienne amie les empressements accoutumés. Après un mois, il revint à elle, protestant qu' il n' avait ni pris, ni voulu prendre aucune liberté avec l' autre, et qu' il avait seulement desiré de mettre à l' épreuve la constance de son amie. Celle-ci le priva de son amour, sur le motif qu' il s' en était rendu indigne, en sollicitant et en acceptant cette permission.”
Jugement de la reine Éléonore: “Telle est la nature de l' amour! Souvent des amants feignent de souhaiter d' autres engagements, afin de s' assurer toujours plus de la fidélité et de la constance de la personne aimée. C' est offenser les droits des amants que de refuser, sous un pareil prétexte, ou ses embrassements, ou sa tendresse, à moins qu' on n' ait acquis d' ailleurs la certitude qu' un amant a manqué à ses devoirs et violé la foi promise. (1: Quidam alius cum optimi amoris frueretur amplexu, a suo petiit amore licentiam, ut alterius mulieris sibi liceat potiri amplexibus; qui, tali acceptâ licentiâ, recessit, et diutius quam consueverat, à prioris dominæ cessavit solatiis; post verò mensem elapsum, ad priorem dominam rediit amator, dicens se nulla cum aliâ dominâ solatia præsumpsisse nec sumere voluisse, sed suæ coamantis voluisse probare constantiam. Mulier autem eum quasi indignum a suo repellit amore, dicens ad amoris sufficere privationem talis postulata licentia et impetrata.
Huic autem mulieri reginæ Alinoriæ videtur obviare sententiam, quæ super hoc negotio sic respondit; ait enim: Ex amoris quippe cognoscimus procedere naturâ ut falsâ coamantes sæpè simulatione confingant se amplexus exoptare novitios, quò magis valeant fidem et constantiam percipere coamantis; ipsius ergo naturam offendit amoris qui suo coamanti propter hoc retardat amplexus, vel eum recusat amare, nisi evidenter agnoverit fidem præceptam sibi a coamante confractam.”
Fol. 92.)

Question: “L' amant d' une dame était parti depuis long-temps pour une expédition outre mer; elle ne se flattait plus de son prochain retour, et même on en désespérait généralement: c' est pourquoi elle chercha à faire un nouvel amant. Un secrétaire de l' absent mit opposition, et accusa la dame d' être infidèle. Les moyens de la dame furent ainsi proposés: puisque après deux ans, depuis qu' elle est veuve de son amant, la femme est quitte de son premier amour, et peut céder à un nouvel attachement (1), à plus forte raison a-t-elle, après longues années, le droit de remplacer un amant absent, qui, par aucun écrit, par aucun message, n' a consolé, n' a réjoui sa dame, sur-tout lorsque les occasions ont été faciles et fréquentes.”
(1) On trouve dans le code amoureux cette règle: “Biennalis viduitas pro amante defuncto superstiti præscribitur amanti.”
Cette affaire donna lieu à de longs débats de part (d' un) et d' autre, et elle fut soumise à la cour de la comtesse de Champagne.
Jugement: “Une dame n' est pas en droit de renoncer à son amant, sous le prétexte de sa longue absence, à moins qu' elle n' ait la preuve certaine que lui-même a violé sa foi, et a manqué à ses devoirs; mais ce n' est pas un motif légitime que l' absence de l' amant par nécessité, et pour une cause honorable. Rien ne doit plus flatter une dame que d' apprendre des lieux les plus éloignés que son amant acquiert de la gloire, et est considéré dans les assemblées des grands. La circonstance qu' il n' a envoyé ni lettre ni message, peut s' expliquer comme l' effet d' une extrême prudence; il n' aura pas voulu confier son secret à un étranger, ou il aura craint que, s' il envoyait des lettres, sans mettre le messager dans la confidence, les mystères de l' amour ne fussent facilement révélés, soit par l' infidélité du messager, soit par l' évènement de sa mort dans le cours même du voyage.” (1:
“Quædam domina, cum ejus amator in ultrà marinâ diutius expeditione maneret, nec de ipsius propinquâ reditione confideret, sed quasi ab omnibus ejus desperaretur adventus, alterum sibi quærit amantem. Quidam verò secretarius prioris amantis nimium condolens de mulieris fide subversâ, novum sibi contradicit amorem. Cujus mulier nolens assentire consilio, tali se deffensione tuetur. Ait nam: Si feminæ quæ morte viduatur amantis, licuit post biennii metas amare, multo magis eidem mulieri licere, quæ vivo viduatur amante et quæ nullius nuncii vel scripturæ ab amante transmissæ potuit à longo tempore visitatione gaudere, maximè ubi non deerat copia nunciorum.
Cum super hoc ergo negotio longâ esset utrinque assertatione certatum, in arbitrio Campaniæ comitissæ conveniunt, quæ hoc quidem certamen tali judicio diffinivit:
Non rectè agit amatrix, si, pro amantis absentiâ longâ, suum derelinquat amantem, nisi penitus ipsum in suo defecisse amore vel amantium fregisse fidem manifestè cognoscat. Quando scilicet amator abest necessitate cogente, vel quando est ejus absentia ex caussâ dignissimâ laudis. Nichil enim majus gaudium in amatricis debet animo concitare quam si à remotis partibus laudes de coamante percipiat vel si ipsum in honorabilibus magnatum cœtibus laudabiliter immorari cognoscat. Nam quod litterarum vel nunciorum visitatione abstinuisse narratur, magnæ sibi potest prudentiæ reputari, cum nulli extraneo ei liceat hoc aperire secretum. Nam si litteras emisisset quarum tenor esset portatori celatus, nuntii tamen pravitate, vel, eodem in itinere, mortis eventu sublato, facilè possent amoris arcana diffundi.” Fol. 95.)

Question: “Un chevalier requérait d' amour une dame dont il ne pouvait vaincre les refus. Il envoya quelques présents honnêtes que la dame accepta avec autant de bonne grace que d' empressement; cependant elle ne diminua rien de sa sévérité accoutumée envers le chevalier, qui se plaignit d' avoir été trompé par un faux espoir que la dame lui avait donné, en acceptant les présents.”
Jugement de la reine Éléonore:
“Il faut, ou qu' une femme refuse les dons qu' on lui offre, dans les vues d' amour, ou qu' elle compense ces présents, ou qu' elle supporte patiemment d' être mise dans le rang des vénales courtisannes.” (1: Miles quidam dum cujusdam dominæ postularet amorem, et ipsum domina penitùs renueret amare, miles donaria quædam satis decentia contulit, et oblata mulier alacri vultu et avidâ mente suscepit. Post modum verò in amore nullatenus mansuescit; sed peremptoriâ sibi negatione respondet. Conqueritur miles quasi mulier amore congruentia suscipiendo munuscula spem sibi dedisset amoris, quam ei sine causâ conatur aufferre.
Hiis autem taliter regina respondit: Aut mulier munuscula intuitu amoris oblata recuset, aut suscepta munera compenset amoris, aut meretricum patienter sustineat cœtibus aggregari.” Fol. 97.)

Question: “Un amant, déja lié par un attachement convenable, requit d' amour une dame, comme s' il n' eût pas promis sa foi à une autre; il fut heureux; dégoûté de son bonheur, il revint à sa première amante, et chercha querelle à la seconde. Comment cet infidèle doit-il être puni?
Jugement de la comtesse de Flandres:
“Ce méchant doit être privé des bontés des deux dames; aucune femme honnête ne peut plus lui accorder de l' amour.” (1: Quidam, satis idoneo copulatus amori, alterius dominæ instantissimè petit amorem, quasi alterius mulieris cujuslibet destitutus amore, qui etiam sui juxtà desideria cordis plenariè consequitur quod multâ sermonis instantiâ postulabat; hinc autem, fructu laboris assumpto, prioris dominæ requirit amplexus, et secundæ tergiversatur amanti.
Quæ ergo super hoc viro nefando procedet vindicta?
In hâc quidem re comitissæ Flandrensis emanavit sententia talis:
Vir iste, qui tantâ fuit fraudis machinatione versatus, utriusque meretur amore privari, et nullius probæ feminæ debet ulterius amore gaudere.”
Fol. 94.)

Question: “Un chevalier aimait une dame, et comme il n' avait pas souvent l' occasion de lui parler, il convint avec elle que, par l' entremise d' un secrétaire, ils se communiqueraient leurs voeux; ce moyen leur procurait l' avantage de pouvoir toujours aimer avec mystère. Mais le secrétaire, manquant aux devoirs de la confiance, ne parla plus que pour lui-même; il fut écouté favorablement. Le chevalier dénonça cette affaire à la comtesse de Champagne, et demanda humblement que ce délit fût jugé par elle et par les autres dames; l' accusé lui-même agréa le tribunal.”
La comtesse, ayant convoqué auprès d' elle soixante dames, prononça ce jugement:
“Que cet amant fourbe, qui a rencontré une femme digne de lui, jouisse, s' il le veut, de plaisirs si mal acquis, puisqu' elle n' a pas eu honte de consentir à un tel crime; mais que tous les deux soient, à perpétuité, exclus de l' amour de toute autre personne; que ni l' un, ni l' autre, ne soient désormais appelés à des assemblées de dames, à des cours de chevaliers, parce que l' amant a violé la foi de la chevalerie, et que la dame a violé les principes de la pudeur féminine, lorsqu' elle s' est abaissée jusqu' à l' amour d' un secrétaire.” (1:
Miles quidam, dum pro cujusdam dominæ laboraret amore, et ei non esset penitus oportunitas copiosa loquendi, secretarium sibi quemdam in hoc facto, de consensu mulieris adhibuit, quo mediante, uterque alterius vicissim facilius valeat agnoscere voluntatem, et sua ei secretius indicare et per quem etiam amor occultius inter eos possit perpetuò gubernari. Qui secretarius, officio legationis assumpto, sociali fide confractâ, amantis sibi nomen assumpsit, ac pro se ipso tantum cœpit esse sollicitus. Cujus præfata domina cœpit inurbanè fraudibus assentire, sic tandem cum ipso complevit amorem et ejus universa vota peregit. Miles autem, pro fraude sibi factâ commotus, Campaniæ comitissæ totam negotii seriem indicavit, et dùm ipsius et aliarum dominarum nefas prædictum postulavit humiliter judicari, et ejusdem comitissæ ipse fraudulentus arbitrium collaudavit. Comitissa verò, sexagenario sibi accersito numero dominarum, rem tali judicio diffinivit:
Amator iste dolosus, qui suis meritis dignam reperit mulierem, quæ tanto non erubuit facinori assentire, male acquisito fruatur amplexu, si placet, et ipsa tali dignè fruatur amico; uterque tamen in perpetuum, a cujuslibet alterius personæ maneat segregatus amore, et neuter eorum ad dominarum cœtus vel militum curias ulterius convocetur, quia et ipse contra militaris ordinis fidem commisit, et illa turpiter, et contra dominarum pudorem, in secretarii consensit amorem.” Fol. 96.

Question: “Un chevalier divulgue honteusement des secrets et des intimités d' amour. Tous ceux qui composent la milice d' amour demandent souvent que de pareils délits soient vengés, de peur que l' impunité ne rende l' exemple contagieux.”
Jugement. La décision unanime de toute la cour des dames de Gascogne, établit en constitution perpétuelle: “Le coupable sera désormais frustré de toute espérance d' amour; il sera méprisé et méprisable dans toute cour de dames et de chevaliers; et si quelque dame a l' audace de violer ce statut, qu' elle encoure à jamais l' inimitié de toute honnête femme.” (1: “Secretarius quidam intima turpiter et secreta vulgavit amoris. Cujus excessus omnes in castris militantes amoris postulant severissimè vindicari, ne tantæ prævaricationes vel proditoris exemplum, impunitatis indè sumptâ occasione, valeat in alios derivari. Dominarum ergo in Vasconiâ congregatâ de totius curiæ voluntatis assensu perpetuâ fuit constitutione firmatum, ut ulterius omni amoris spe frustratus existat, et in omni dominarum sive militum curiâ contumeliosus cunctis ac contemptibilis perseveret. Si verò aliqua mulier dominarum fuerit ausa temerare statuta, suum ei puta largiendo amorem, eidem semper maneat obnoxiæ pœnæ et omni probe feminæ maneat exinde penitus inimica.” Fol. 97.)

Il me reste à indiquer des jugements rendus par les cours d' amour établies en Provence, et par les arbitres dont les troubadours convenaient dans leurs tensons.
L' historien des poëtes provençaux fait mention de diverses questions soumises aux cours de Provence.
Dans une tenson qui se trouve dans nos manuscrits, Giraud et Peyronet discutent la question: “Laquelle est plus aimée, ou la dame présente, ou la dame absente? Qui induit le plus à aimer, ou les yeux, ou le cœur?” (1: Nostradamus, p. 26.)
Cette question fut soumise à la décision de la cour d' amour de Pierrefeu et de Signe, mais l' historien ne rapporte pas quelle fut la décision.
Il parle d' une tenson entre Raimond de Miraval et Bertrand d' Allamanon sur ce sujet: “Quelle des nations est la plus noble et la plus excellente, ou la provensale, ou la lombarde?”
“Ceste question fut envoyée aux dames de la cour d' amour résidents à Pierrefeu et à Signe, dit l' historien (2: Nostradamus, p. 61.), pour en avoir la diffinition, par arrest de laquelle, la gloire fut attribuée aux poëtes provensaux, comme obtenans le premier lieu entre toutes les langues vulgaires.” (N. E. Ya sabrán los lectores que el catalán siempre fue esta misma lengua, pese al maquillaje del IEC.)
J' ai déja dit que la question, élevée dans une tenson entre Simon Doria et Lanfranc Cigalla, “Qui est plus digne d' être aimé, ou celui qui donne libéralement, ou celui qui donne malgré soi, afin de passer pour libéral?” ayant été soumise par les deux troubadours à la même cour, ils ne furent pas satisfaits du jugement, et ils recoururent à la cour souveraine de Romanin. (1: Nostradamus, p. 131.)
Voilà encore un jugement dont nous ignorons le contenu, mais de l' existence duquel il n' est pas permis de douter.
On trouve dans les manuscrits des troubadours un jugement qui mérite d' être cité.
Un seigneur, qui n' est pas nommé, est prié par le troubadour Guillaume de Bergedan, de prononcer sur un différend qu' il a avec son amante, l' un et l' autre s' en remettant à sa décision.
Le troubadour a aimé la demoiselle alors qu' elle était encore dans sa plus tendre enfance; dès qu' elle a été plus avancée en âge, il a déclaré son amour, et elle a promis de lui accorder un baiser, quand il viendrait la voir. Cependant elle refuse d' exécuter cette promesse, sous le prétexte qu' à l' âge où elle l' a faite, elle en ignorait la conséquence.
Le seigneur, embarrassé de décider selon le droit d' amour, récapitule les raisons des parties, et, après avoir pris conseil, décide que la dame sera à la merci du troubadour, qui prendra un baiser, et lui en fera de suite la restitution.” (2: Guillaume de Bergedan: De far un jutjamen.)
Je crois avoir démontré d' une manière incontestable l' existence des cours d' amour (3), tant au midi qu' au nord de la France, depuis le milieu du douzième siècle, jusque après le quatorzième.
(3) Dans ces recherches sur les cours d' amour, je n' ai pas eu le dessein de parler des temps postérieurs aux troubadours, ni des pays étrangers où l' on a trouvé de pareilles institutions, ou des institutions qui y avaient rapport.
Dans les provinces du nord de la France, et pendant le quatorzième siècle, Lille en Flandres, Tournay, avaient l' une et l' autre leur prince d' amour. (a)
Sous Charles VI il a existé à la cour de France une court amoureuse.
(b)
L' ouvrage de Martial d' Auvergne, composé dans le quinzième siècle, et intitulé Arrests d' amours, est de pure imagination, mais il sert du moins à prouver que l' on conservait encore la tradition des cours d' amour. (c)
Au midi de la France, l' institution d' un prince d' amour (d) et du lieutenant de ce prince par le roi Réné, dans la fameuse procession de la Fête-Dieu d' Aix, n' annonce-t-elle pas l' intention de rappeler les usages et les traditions des cours d' amour?

(a) Histoire de l' Académie des inscriptions et belles-lettres, t. 7, p. 290.
(b) Le manuscrit n° 626 du sup. de la bibliothèque du roi contient les noms et les armoiries des seigneurs qui composaient cette cour, organisée d' après le mode des tribunaux du temps; on y distingue:
Des auditeurs,
Des maîtres de requête,
Des conseillers,
Des substituts du procureur-général,
Des secrétaires, etc. etc.
Mais les femmes n' y siégeaient pas.
(c) Dans ce parlement d' amour décrit par Martial d' Auvergne, après le président et les conseillers, siégeaient les dames.
Après y avait les déesses,
En moult grand triumphe et honneur,
Toutes légistes et clergesses,
Qui sçavoyent le décret par cœur.
Toutes estoyent vestues de verd, etc.
Arresta Amorum, P. 22.
(d) Ce prince d' amour était élu chaque année et pris dans l' ordre de la noblesse, il choisissait ses officiers; le lieutenant était nommé par les consuls d' Aix, et pris dans l' ordre des avocats ou dans la haute bourgeoisie. Le corps de la noblesse payait la dépense considérable qu' occasionnait la marche du prince d' amour; cette charge fut supprimée par un édit du 28 juin 1668, motivé sur la trop grande dépense. Depuis lors et jusqu' en 1791, le lieutenant du prince d' amour a marché seul avec ses officiers, etc.
Le prince d' amour, et après lui son lieutenant, imposaient une amende nommée Pelote à tout cavalier qui faisait aux demoiselles du pays l' affront d' épouser une étrangère, et à toute demoiselle qui, en épousant un cavalier étranger, semblait annoncer que ceux du pays n' étaient pas dignes d' elle. Des arrêts du parlement d' Aix avaient maintenu le droit de pelote. Gregoire: Explication des cérémonies de la Fête-Dieu, p. 52.

Mais, quelle était l' autorité de ces tribunaux? Quels étaient leurs moyens coërcitifs?
Je répondrai: l' opinion; cette autorité si redoutable par-tout où elle existe; l' opinion, qui ne permettait pas à un chevalier de vivre heureux dans son château, au milieu de sa famille, quand les autres partaient pour des expéditions outre mer; l' opinion, qui depuis a forcé à payer, comme sacrée, la dette du jeu, tandis que les créanciers qui avaient fourni des aliments à la famille, étaient éconduits sans pudeur; l' opinion, qui ne permet pas de refuser un duel, que la loi menace de punir comme un crime; enfin l' opinion, devant laquelle les tyrans eux-mêmes sont contraints de reculer.
La circonstance que ces cours d' amour n' exerçaient qu' une autorité d' opinion, est un caractère de plus qu' il était convenable d' indiquer, et qui assure à cette institution un rang distingué dans l' histoire des usages et des mœurs du moyen âge.

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