Recherches
sur les principaux genres des poésies des troubadours.
On
distingue dans les poésies des troubadours différents genres que
détermine presque toujours la diversité des formes ou la variété
ingénieuse et multipliée des combinaisons de la mesure et de la
rime.
Il m' a paru indispensable de faire connaître les ouvrages
de ces poëtes avant d' expliquer les règles du mécanisme de leur
versification:
je renvoie donc ailleurs les détails
circonstanciés que je me propose de donner sur cet objet ainsi que
sur les règles que les troubadours
s' étaient imposées soit
pour varier le rhythme de leurs vers, soit pour multiplier le mélange
des rimes, et faire de ce mélange un art nouveau, qui, par le mérite
de la difficulté vaincue, semblait augmenter le prix de leurs
compositions.
Mais il n' en est pas de même pour les différents
genres de poésies dans lesquels les troubadours se sont exercés; il
importe aux personnes qui voudront les lire de connaître
préalablement les diverses espèces des ouvrages de ces poëtes. J'
examinerai donc successivement les principaux genres de leurs
compositions, et les formes principales qu' ils ont données à leurs
pièces.
Les poésies des troubadours étaient presque toutes du
genre lyrique; quelques-unes, telles que les épîtres, nouvelles ou
contes, etc. étaient lues ou récitées. Les troubadours joignaient
assez généralement l' art du chant et de la déclamation au talent
de composer des vers et de la musique: poëtes voyageurs, la citole
ou la harpe en sautoir, ils allaient de cours en cours, de châteaux
en châteaux, et par-tout accueillis, par-tout honorés, ils
charmaient leurs hôtes illustres par des chansons gracieuses ou des
récits brillants, et recevaient à-la-fois les faveurs et les
récompenses que leur prodiguaient les rois, les seigneurs et les
dames.
Divers passages des détails biographiques qui précèdent
dans quelques manuscrits les pièces des troubadours, attestent qu'
ils composaient eux-mêmes des airs pour leurs poésies, qu' ils les
chantaient en s' accompagnant quelquefois avec la viole ou tout autre instrument, et qu' ils lisaient ou récitaient les pièces qui ne
devaient pas être mises en musique.
Ainsi Pons de Capdueil
“savait bien composer, bien jouer de la viole, et bien chanter.”
(1: “Sabia ben trobar e ben viular e ben cantar.”
MS. R.
7698, p. 205. (N. E. Se encuentra también “violar”.)
“Pierre
Vidal chantait mieux qu' homme du monde; ce fut le troubadour qui
composa les meilleurs airs.” (1)
“Nul ne chantait aussi mal
que Gaucelm Faidit, mais sa musique et ses vers étaient bons.” (2)
“Albertet fit un assez grand nombre de chansons dont la musique
était bonne et les vers peu estimés. Ce qui ne l' empêcha pas d'
être par-tout bien accueilli pour son talent à composer des airs.”
(3)
“Arnaud de Marueil composait bien, chantait bien, et lisait
bien les romans.” (4)
“Pierre Cardinal sut bien lire et bien
chanter, il trouvait aussi de beaux sujets et de beaux airs.” (5)
Toutes les poésies lyriques des troubadours n' avaient pas des
airs nouveaux. Le biographe de Hugues Brunet dit que ce poëte
composa de bonnes chansons (*), mais qu' il ne fit pas de musique
(6).
(1) “Cantava meilz c' ome del mon e fo... aquels que plus
rics sons fetz.” MS. R. 7225, fol. 39.
(2) “Cantava peitz c'
ome del mon e fes molt bos sos e bos motz.”
Id. 7698, p. 191.
(3) “Fez assatz de cansos que aguen bons sons e motz de pauca
valensa; ben fo grazitz pres e loing per los bons sons qu' el fasia.”
Id. 7225, fol. 133.
(4) “Sabia ben trobar... e cantava be e
legia ben romans.”
Id. 7698, p. 190.
(5) “Saup ben lezer e
chantar... e molt trobet de bellas razos e de bels chantz.” Id.
7225, fol. 164.
(6) “Trobet cansos bonas, mas non fetz sons.”
Id. 7225, fol. 102.
(*) On verra bientôt que l' espèce de poésie
appelée chanson devait toujours être chantée.
Guillaume Rainols
d' Apt au contraire fit des airs nouveaux pour tous ses sirventes
(1), d' où l' on doit conclure que ces pièces étaient quelquefois
composées sur des airs connus.
Parmi les seigneurs, les princes
et les rois qui furent les protecteurs des troubadours, quelques-uns
eurent la louable ambition de partager la gloire de ces poëtes, et
composèrent des pièces dont plusieurs sont parvenues jusqu' à
nous. Il est probable toutefois que ces personnages d' une illustre
naissance confiaient ordinairement leurs poésies à des jongleurs
qui les faisaient valoir par leur chant ou par leur diction.
Il
est également probable que des jongleurs chantaient ou récitaient
les ouvrages des dames, qui, exprimant quelquefois leurs sentiments
ou leurs opinions en langage poétique, rivalisèrent si heureusement
avec les troubadours. Nos manuscrits ne font connaître aucun de ces
jongleurs; mais ils n' indiquent pas non plus que les dames aient
elles-mêmes chanté ou récité leurs poésies.
“Azalaïs, dit
son biographe, savait composer.” (2)
“La dame Tiberge,
gracieuse et fort habile, réunissait l' amabilité à la science, et
eut le talent de la poésie.” (3)
La dame Lombarde trouvait
bien, et faisait des couplets d' amour”. (4)
(1) “E si fez a
toz sos sirventes sons nous.” MS. R. 7225, fol. 143.
(2) “Sabia
trobar”. Id. 7225, fol. 140.
(3) “Corteza fo et enseignada,
avinens e fort maistra, e saup trobar.”
MS. Vat. 3207, fol.
45.
(4) “Sabia ben trobar, e fazia de las coblas amorosas.”
Id. 3207, fol. 43.
Les jongleurs étaient le plus
ordinairement attachés aux troubadours; ils les suivaient dans les
châteaux, et participaient ordinairement aux succès de leurs
maîtres. Ainsi on lit dans la notice manuscrite qui précède les
pièces de Giraud de Borneil, “qu' il se faisait accompagner dans
les cours par deux musiciens qui chantaient ses poésies.”
(1)
Souvent les jongleurs qui avaient appris des pièces de divers
troubadours, allaient les chanter ou les réciter successivement chez
les princes et chez les seigneurs, et obtenaient par-fois des
récompenses honorables.
Hugues de Pena, au rapport de son
biographe, “se fit jongleur, chanta bien, et sut beaucoup de
chansons d' autres poëtes.” (2)
“Au lieu d' étudier les
lettres à l' école de Montpellier où sa famille l' avait envoyé,
Hugues de Saint-Cyr apprit des chansons, des vers, des sirventes, des
tensons, des couplets; il apprit aussi les dits et gestes des hommes
illustres de son temps et du temps passé, et se livra ensuite à la
jonglerie”. (3)
(1) “Anava per cortz e menava dos chantadors
que chantavon las soas chansos.” MS. R. 7698, p. 189.
(2)
“Fez se joglar
e cantet ben e sap gran ren de las autrui cansos.”
Id. 7225,
fol. 140.
(3) “Manderon lo a scola a Monpeslier, e quant il
cuideron q' el apreses letras et el apres chansons, e vers, e
sirventes, e tensons, e coblas, e 'ls faitz dels valens homes, e 'ls
dits que eron adoncs ni que eron estat davan, et ab aqest saber el s'
enjoglaric.”
Id. 7614, fol. 90.
Les jongleurs ne se bornaient pas
toujours à chanter ou à déclamer les poésies des plus célèbres
troubadours, ils composaient eux-mêmes des pièces, de la musique,
et méritaient ainsi de prendre rang parmi ces poëtes. Je citerai
entre autres Pistoleta, chanteur d' Arnaud de Marueil, et Aimeri de
Sarlat; l' un et l' autre devinrent troubadours; Pistoleta fit des
chansons et des airs agréables, et le jongleur de Sarlat, habile
dans la déclamation et dans l' art de se pénétrer des sentiments
exprimés dans les ouvrages qu' il débitait, se distingua par
plusieurs compositions. (1) Aussi les jongleurs furent-ils souvent
confondus avec les troubadours; ils partagèrent avec eux les
libéralités des seigneurs, et furent élevés quelquefois au rang
de chevalier.
E sel que us fes de joglar cavayer
Vos det enuei,
trebal e malanansa. (a)
Albert Marquis: Ara m digatz.
Perdigon,
jongleur, musicien et poëte, reçut ce titre du dauphin d' Auvergne
qui lui donna des terres et des rentes. (2)
(a) Et celui qui vous
fit de jongleur chevalier
Vous donna ennui, tourment et
mal-aise.
(1) “Pistoleta si fo cantaire
d' EN Arnaut de Maruoill... e pois venc trobaire
e fez cansos e com avinens sons.
N Aimerics de Sarlat... fez se
joglar, e fo fort subtils de dire e d' entendre, e venc trobaire.”
MS. R. 7225, fol. 137 et 123.
(2) “Perdigons si fo joglars e sap
trop ben violar e trobar... e 'l dalfins d' Alverne lo tenc per son
cavallier... e ill det terra e renda.” Id. 7225, fol 49.
“Rambaud
de Vaqueiras, long-temps accueilli dans la cour de Boniface, marquis
de Montferrat, suivit en Romanie (*) cet illustre seigneur qui le fit
chevalier, et lui donna des possessions considérables et de
brillants apanages dans le royaume de Thessalonique. (1)
(*) Il
s' agit ici de la croisade que fit prêcher Innocent III contre les
Turcs, et que commanda Boniface II, marquis de Montferrat. Les
croisés, après la prise de Constantinople en 1204, se partagèrent
leurs conquêtes; Boniface eut l' île de Candie, et le district de
Thessalonique, qui fut érigé en royaume. Art de vérif. les dates,
t. 3, p. 633.
(1) “Raembautz de Vaqeiras... si se fetz joglar...
e venc s' en a Monferrat a meser lo marques Bonifaci, et estet en sa
cort lonc temps... e quan lo marques passet en Romania, et el lo
menet ab si, e fets lo cavallier e donet li gran terra e gran renda
el regesme de Salonich.”
M. R. 7614, fol. 95.
Mais la
chevalerie n' offrait pas toujours de pareilles faveurs à ceux qui
l' obtenaient. Quelquefois les troubadours eux-mêmes, manquant des
moyens de soutenir la dépense qu' exigeait l' état honorable de
chevalier, furent obligés de se faire jongleurs. Tel fut Peyrols
lorsqu' il eut perdu les bonnes graces du dauphin d' Auvergne (2);
tel fut encore Guillaume Adhémar fait chevalier par le seigneur de
Marveis. (3)
On doit aussi conclure de ces passages que l' art du
jongleur était très inférieur à la profession de troubadour. Je
citerai un nouvel exemple à l' appui de cette induction.
(2)
“Peirols no se poc mantener per cavallier e venc joglars.” Id.
7225, fol. 56.
(3) “E 'l senher de Marveis si 'l fes
cavallier... non poc mantener cavalaria, si se fes jotglar.”
Id. 7698, p. 190.
Gaucelm Faidit ayant perdu toute sa fortune
au jeu fut obligé de se faire jongleur. (1: “Fes se jotglar per
ochaizo qu' el perdet a joc tot son aver, a joc de datz.” MS. R.
7698, p. 191.)
Outre cette différence entre les troubadours et
les jongleurs, je remarque encore que ceux-ci se livraient souvent
aux exercices des bateleurs et à des tours d' adresse dont on peut
voir l' énumération dans une longue pièce de Giraud de Calançon.
(2: Giraud de Calançon: Fadet joglar.)
Il n' est pas dans mon
plan de rassembler ici toutes les particularités qui concernent les
troubadours et les jongleurs. J' ai cru néanmoins que ces détails
devaient précéder l' examen des différentes espèces de leurs
poésies.
Parmi les pièces des troubadours un assez grand nombre
reçurent des noms particuliers; mais ces noms ne s' appliquaient pas
toujours à des genres distincts, et quelquefois, sans désigner une
différence dans les formes des poésies, ils indiquaient seulement
le sujet qui en faisait la
matière.
La plupart des pièces
divisées en couplets dans les poésies des troubadours se
terminaient par un ou plusieurs envois, toujours moins longs que les
couplets de la pièce, les vers en étaient de même mesure, et
rimaient avec ceux de la fin du dernier couplet.
Ces envois,
ordinairement sous la forme de l' apostrophe, étaient adressés par
le poëte tantôt à la dame ou au seigneur qu' il célébrait,
tantôt même à ses vers, ou aux jongleurs qui devaient les répandre
dans les cours, ou au messager chargé de les porter.
La
dénomination de Tornadas, retours, fut aussi donnée à ces sortes
d' envois, sans doute parce que le troubadour y répétait une pensée
déja exprimée dans la pièce, ou même y rappelait des vers entiers
d' un ou plusieurs couplets précédents.
Je passe à l' examen
des pièces dont les noms semblent dépendre plus particulièrement
de la diversité des formes, ou qui offrent un caractère distinctif
dans les poésies des troubadours.
Vers, Chanson, Chant, Son,
Sonnet, Couplet.
Du vers.
Les troubadours ont souvent
employé le nom générique de Vers pour désigner un très grand
nombre de leurs compositions. Le plus ancien de ces poëtes connus
nomme ainsi presque toutes ses pièces.
Ben vuelh que sapchon li
plusor
D' est Vers, si es de bona color. (a)
Comte de Poitiers:
Ben vuelh.
Companho, farai un vers covinen. (b)
Comte de
Poitiers: Companho.
Farai un vers de dreit nien. (3)
Comte de
Poitiers: Farai.
(a) Bien je veux que sachent la plupart
De ce
vers, s' il est de bonne couleur.
(b) Compagnon, je ferai un vers
convenable.
(c) Je ferai un vers de droit rien.
Ce titre s'
appliquait également aux pièces destinées à être chantées, et à
celles qui devaient être déclamées. Parmi les autorités
nombreuses qu' offrent les troubadours j' indiquerai les
suivantes:
Un vers farai chantador. (a)
Gavaudan le Vieux: Un
vers.
Joglar, vai, e prec te no t tricx,
E chanta 'l vers a mos
amicx. (b)
Guillaume de Cabestaing: Ar vey.
Bos es lo vers, e
faran hi
Quasque motz que hom chantara. (c)
Geoffroi Rudel: No
sap.
On
peut induire du passage suivant que le vers n' était pas toujours
chanté.
M' entencio ai tot' en un vers meza,
Co valgues mais
de chant qu' ieu anc fezes;
E pogr' esser que fora mielhs
apreza
Chansoneta, s' ieu faire la volgues,
Car chantar torn en
leujaria; (d)
(a) Un vers je ferai chanteur.
(b) Jongleur,
va et je te prie ne te trompes,
Et chante le vers à mes amis.
(c)
Bon est le vers, et y feront
Chaque mot qu' on chantera.
(d)
Mon intention j' ai toute en un vers mise,
Afin qu' elle valût
plus que chant que jamais je fis;
Et pourrait être que serait
mieux apprise
Chansonnette, si faire je la voulais,
Car chanter
tourne en légèreté;
(1) Le manuscrit de d' Urfé contient la
musique de plusieurs pièces de ce genre. Voy. fol. I, 53, etc.
Mas
bos vers qui far lo sabia,
M' es a semblan que mais degues
valer,
Per qu' ieu hi vuelh demostrar mo saber. (a)
Peyrols: M'
entencio.
On verra bientôt que la différence établie par le
poëte entre la Chanson et le Vers ne peut se rapporter qu' au
chant.
Le vers n' était pas toujours divisé en couplets. Giraud
Riquier commence ainsi une longue épître au roi de Castille:
Car
de grans falsetatz
Pot hom far semblar ver,
Mas dieus m' a dat
saber
Que segon mon semblan
Trac lo vers adenan... (b)
Giraud
Riquier: Pus dieus.
Lorsque le vers était divisé en
couplets, il en avait quelquefois jusqu' à huit (1), par-fois six
seulement (2), mais le plus généralement il en avait sept. (3)
(a)
Mais bon vers qui faire le savait,
M' est à semblant que plus
devait valoir,
C' est pourquoi j' y veux démontrer mon
savoir.
(b) Car de grandes faussetés
Peut homme faire sembler
vérité,
Mais Dieu m' a donné savoir
Que selon mon avis
Je
fasse le vers désormais...
(1) Voy. t. 3, p. 15.
(2) Id. p.
210.
(3) Id. p. 19.
Le vers pouvait être également tout en
terminaisons masculines (1), ou avoir des rimes à-la-fois masculines
et féminines (2).
(1) Voy. t. 3, p. 36.
(2) Id. p. 29.
De
far vers adrechurat,
E far l' ai de mascles
mots. (a)
Giraud Riquier: Ab lo temps.
Lo vers deg far en tal
rima
Mascl' e femel
que ben rim. (b) (N. E. mascle y femella)
Gavaudan le Vieux: Lo
vers.
(a) De faire vers ingénieux,
Et je le ferai de mâles
mots.
(b) Le vers je dois faire en telle rime
Mâle et femelle
qui bien rime.
Chanson, Chant.
Le mot de chanson fut
souvent employé par les troubadours, comme celui de vers, pour
désigner un grand nombre de leurs diverses poésies; mais la chanson
était nécessairement divisée en couplets, et ce titre s'
appliquait particulièrement aux pièces dont l' amour ou la louange
faisaient la matière, et qui devaient être chantées. (3)
(3) Le
biographe de Hugues de Saint-Cyr dit que ce poëte fit peu de
chansons, parce qu' il ne fut amoureux d' aucune dame; il ajoute qu'
après s' être marié, ce troubadour ne fit plus de pièces de ce
genre: “Non fez gaires de las cansos, quar no fo fort enamoratz de neguna... pois qu' el ac moiller non fetz cansos.” MS. R. 7225,
fol. 127.
Toutes les chansons de Giraud Riquier ont de la musique
notée dans le manuscrit de d' Urfé. Voyez fol. 98 et suiv.
S'
ieu sabi' aver guizardo
De chanso, si la fazia,
Ades la
comensaria
Cunhdeta de motz e de so. (a)
Berenger de Palasol:
S' ieu sabi'.
De far chanso m' es pres talans
Ab motz plazens
et ab so guay. (b)
P. Raimond de Toulouse: Pus vey.
Farai
chanso tal qu' er leu per aprendre
De motz cortes et ab avinen
chan. (c)
Pierre Vidal: Per mielhs.
La
chanson pouvait être faite sur un air connu. (1: Voyez le passage de
la vie de Hugues Brunet, cité ci-dessus page 157.)
Chanson ai
comensada
Que sera loing chantada
En est son veill, antic,
Que
fetz Not de Moncada. (d) (N. E. En Ot de Moncada, N' Ot)
Guillaume
de Bergedan: Chanson.
(a) Si je savais avoir récompense
De
chanson, si je la faisais,
Maintenant je la commencerais
Agréable
de mots et de son.
(b) De faire chanson il m' est pris desir
Avec
mots plaisants et avec son gai.
(c) Je ferai chanson telle qu'
elle sera facile pour apprendre
De mots courtois et avec agréable
chant.
(d) Chanson j' ai commencée
Qui sera loin chantée
En
ce son vieux, antique,
Que fit Not de Moncade. (N. E.
Montecatheno, Moncada, Munchada, etc.)
Le mot de chant fut
aussi le titre des pièces de ce genre.
Qu' ades m' agr' ops,
sitot s' es bos,
Mos chans fos mielhers que non es;
Qu' aissi
cum l' amors es sobrana...
Deuri' esser sobriers lo vers qu' ieu
fatz
Sobre totz chans e volgutz e chantatz. (a)
Bernard de
Ventadour: Ges mos chantars.
Tan mov de corteza razo
Mon chan,
per que no i dei falhir. (b)
Folquet de Marseille: Tan mov.
On
lit dans la vie manuscrite de Pierre d' Auvergne qu' il ne fit point
de chanson, parce que de son temps aucune espèce de poésies n'
avait cette dénomination. Le biographe ajoute que Giraud de Borneil
fut l' inventeur de la chanson (1). Cependant le comte de Poitiers
qui vivait plus de deux siècles avant ce dernier troubadour,
commence une de ses pièces en disant:
Farai chansoneta
nueva. (c)
Comte de Poitiers: Farai.
(a) Parce que j'
aurais besoin, quoiqu' il soit bon,
Que mon chant fût meilleur
qu' il n' est;
Vû qu' ainsi comme l' amour est
souveraine...
Devrait être supérieur le vers que je fais
Sur
tous chants et voulus et chantés.
(b) Tant meut de courtoise
raison
Mon chant, c' est pourquoi elle n' y doit manquer.
(c)
Je ferai chansonnette nouvelle.
(1) “Chanso non fes neguna, que
non era adonx negus chantars apelatz chansos mas vers; mas En Guiraut
de Borneill fes la premeira (: premiera) chanso que anc fos faita.”
MS. R. 7698, p. 189.
Le mot chansoneta n' est qu' un diminutif
du mot chanso, l' un et l' autre ont la même signification. Pour qu'
il ne reste aucun doute à cet égard, je citerai entre autres un
passage dans lequel le poëte applique alternativement ces deux
désignations à la même pièce.
Chansoneta farai, vencutz,
Pus
votz m' a rendut rossilhos...
Chanso vai t' en a mon Plus Lial
rendre. (a)
Raimond de Miraval: Chansoneta.
De même le mot
chant était synonyme du mot chanson.
Et ab joi comensa mos
chans...
Ugonet, cortes messatgiers,
Cantatz ma canson
voluntiers
A la reyna dels Normans. (b)
Bernard de Ventadour:
Pel dols chant.
La chanson se composait le plus ordinairement de
cinq ou de six couplets (1); quelques-unes en avaient un plus grand
nombre (2). Elle était en général terminée par un ou plusieurs
envois; le passage suivant indique l' accompagnement des
instruments.
(a) Chansonnette je ferai, vaincu,
Puisque
voix m' a rendu le rossignol...
Chanson va-t'en à mon Plus Loyal
rendre.
(b) Et avec joie commence mon chant...
Ugonet, courtois
messager,
Chantez ma chanson volontiers
A la reine des
Normands.
(1) Voy. t. 3, p. I, 12, etc.
(2) Id. p. 47, 130,
etc.
Peirols, violatz
e chantatz cointamen
De ma chanso los motz e 'l so leuger.
(a)
Albertet: Bon chantar.
On trouve aussi des pièces
intitulées chansons, dont le dernier vers de chaque couplet est
repris au commencement du couplet suivant.
De far chanso suy
marritz,
Non que sabers m' en sofranha
Ni razos ni res que y
tenha,
Mas quar chans non es grazitz
Ni domneys ni guays
solatz
Per guaire, ni faitz honratz,
E quar silh no m vol
valer
Qu' ieu dezir ses vil voler.
Qu' ieu dezir ses vil
voler
De lieys que no m fos estranha... (b)
Giraud Riquier: De
far chanso.
(a) Peyrols, jouez et chantez agréablement
De
ma chanson les mots et le son léger.
(b) De faire chanson je suis
marri,
Non que savoir m' en manque
Ni raison ni rien qui y
tienne,
Mais parce que chant n' est agréé
Ni courtoisie ni
gaie faveur
Pour beaucoup, ni faits honorables,
Et parce que
celle ne me veut valoir
Que je desire sans vil vouloir.
Vû
que je desire sans vil vouloir
De celle qui ne me fut
étrangère...
Le titre de demi-chanson paraît avoir été
appliqué quelquefois à des pièces lyriques composées d' un moins
grand nombre de couplets que n' en avait ordinairement la chanson.
Une pièce de trois couplets et un envoi, commence ainsi:
Pus
que tug volon saber
Per que fas mieia
chanso,
Ieu lur en dirai lo ver,
Quar l' ai de mieia razo;
Per
que dey mon chant meytadar,
Quar
tal am que no m vol amar;
E pus d' amor non ai mas la meytatz,
Ben
deu esser totz mos chans meytadatz.
(a)
(1: On remarquera sans doute que dans cet exemple l' auteur
joue continuellement sur les mots demi et moitié.)
(a) Puisque
tous veulent savoir
Pourquoi je fais demi-chanson,
Je leur en
dirai le vrai,
C' est parce que j' en ai demi-raison;
Par quoi
je dois mon chant partager,
Car telle j' aime qui ne me veut
aimer;
Et puisque d' amour je n' ai que la moitié,
Bien doit
être tout mon chant partagé.
Pierre Bremon: Pus que.
La
demi-chanson ne désigna pas toujours une différence aussi
déterminée avec la chanson. Ce titre fut également appliqué à
des pièces qui avaient le nombre ordinaire de couplets dont se
composait la chanson. Voici le commencement d' une pièce qui a six
couplets et deux
envois.
Qui bon frug vol reculhir be
semena,
C' om mal semnan non er de ben ja ricx...
Mieia
chanso semnarai e mieg
vers. (a) (1)
Serveri de Gironne: Qui bon frug.
(a) Qui bon
fruit veut recueillir bien sème,
Vû qu' homme mal semant ne sera
de bien jamais riche...
Demi-chanson je sémerai et demi-vers.
(1)
N' ayant point les objets de comparaison nécessaires, il est
difficile d' établir la différence que le poëte a voulu mettre
entre demi-chanson et demi-vers. Néanmoins comme dans l' opposition
de vers et chanson, on trouve que l' un désigne quelquefois les
pièces qui devaient être récitées, et l' autre les pièces qui
devaient toujours être chantées, il serait possible que l' auteur
eût voulu indiquer que sa pièce était en partie destinée à être
chantée, mieia chanso, et en partie à être récitée, mieg vers.
Une pièce de Rambaud d' Orange composée de vers et de prose, que j'
aurai occasion de rapporter ci-après, devait être dans le même
genre.
Son ou Sonnet.
On peut croire que les
troubadours donnèrent le titre de chanson à leurs poésies lyriques
amoureuses, à cause de la musique qui était obligée dans ces
sortes de pièces, auxquelles ils donnèrent de même le titre de son
ou sonnet.
Par extension, le mot son ou sonnet s' appliqua
généralement dans la langue romane à toute espèce de chant.
E
soi m' en laisat ongan,
Car sonet d' auzel en plais, (b:
Et je
m' en suis dégoûté naguères,
Car sonnet d' oiseau en plaine,)
Ni fresca flors de verjan,
Lo cossir del cor no m trais.
(a)
Raimond
de Miraval: Tug silh.
Il désigna sur-tout les airs des
poésies lyriques.
No sap chantar qui 'l so non di
Ni vers
trobar qui 'ls motz non fa. (b)
Geoffroi Rudel: No sap.
Qu' els
motz non fag tug per egau
Cominalmens,
E 'l sonet, qu' ieu
mezeis m' en lau,
Bos e valens. (c)
Comte de Poitiers: Pus
vezem.
Leu sonetz, si cum suoill,
Voill ades en mon chan.
(d)
Rambaud de Vaqueiras: Leu sonetz.
Par allusion, ce titre
fut appliqué aux pièces lyriques qui étaient généralement
accompagnées du son des instruments.
En aquest guai sonet
leugier
Me vuelh, en chantan, esbaudir. (e)
Bernard de
Ventadour: En aquest.
(a)
Ni fraîche fleur de verger,
Le tourment du coeur ne m'
arrache.
(b) Ne sait chanter qui le son ne dit,
Ni vers trouver
qui les mots ne fait.
(c) Vû que les mots je ne fais tous par
égaux
Communément,
Et le sonnet, vû que moi-même je m' en
loue,
Bon et distingué.
(d) Léger sonnet, ainsi comme j' ai
coutume,
Je veux maintenant en mon chant.
(e) En ce gai sonnet
léger
Je me veux, en chantant, réjouir.
Un sonet m' es
bel qu' espanda
Per ma dona esbaudir. (a) (1)
Raimond de
Miraval: Un sonet.
(1) Le MS. de d' Urfé contient la musique de
cette pièce, fol. 81.
(a) Un sonnet il m' est beau que je
répande
Pour ma dame réjouir.
Du reste ces pièces
appelées sonnets n' avaient aucun rapport avec l' espèce de poésie
ainsi nommée depuis, et qui joint à un nombre fixe de vers une
différence déterminée dans la coupe des strophes.
Couplet.
Le
mot cobla, couplet, avait quelquefois l' acception qu' il a
aujourd'hui.
Aissi cum es bella sil de cui chan,
E belhs son
nom, sa terra e son castelh,
E belh siey dig, siey fag e siey
semblan,
Vuelh mas coblas
movon totas en belh. (b)
Guillaume de Saint-Didier: Aissi cum.
(b)
Ainsi comme est belle celle de qui je chante,
Et beau son nom, sa
terre et son château,
Et beaux ses discours, ses faits et ses
manières,
Je veux que mes couplets tournent tous en beau.
Les
troubadours employèrent fréquemment ce mot pour désigner leurs
poésies amoureuses quand ils en parlaient comparativement et par
opposition à d' autres genres.
E m plai quant aug dir de mi:
Aquest es
Tal que sap far coblas e sirventes. (c)
Gaucelm
Faidit: A penas.
(c) Et me plaît quand j' entends dire de moi:
Celui-là est
Tel qui sait faire couplets et sirventes.
Plusieurs
passages des vies manuscrites offrent ce mot dans le même sens.
Quelquefois aussi cette dénomination de couplets paraît avoir été
donnée aux pièces lyriques pour lesquelles on ne faisait pas de
musique
nouvelle.
“Le dauphin d' Auvergne, selon son
biographe, fut un des plus preux et des plus courtois chevaliers, et
celui qui composa le mieux sirventes, couplets et tensons.” (a)
“Albert Marquis réussit également dans les couplets, les
sirventes et les chansons.” (2)
“Guillaume Magret fit de
bonnes chansons, de bons sirventes, et de bons couplets.” (3)
“Hugues de Saint-Cyr fit de fort bonnes chansons, de bonne
musique, et de bons couplets.” (4)
On peut induire de ces divers
passages que le mot couplet, ainsi opposé à celui de chanson,
indiquait principalement les poésies amoureuses faites sur des airs
connus.
(1) “Fo uns dels plus savis cavalliers e dels plus
cortes del mon... e que meilz trobet sirventes e coblas e tensos.”
MS. R. 7225, fol. 186.
(2) “Sab ben far coblas e sirventes e
chansos.” Id. 7225, fol. 155.
(3) “Fez bonas cansos e bons
sirventes e bonas coblas.”
Id. 7225, fol. 139.
(4) “Cansos
fez de fort bonas e de bos sons e de bonas coblas.”
Id. 7225,
fol. 127.
Il est probable qu' il y avait peu de différence
entre les mots chant, chantars, chanso, sonet, et coblas. Tous
désignaient une pièce amoureuse destinée à être chantée.
Quelques citations prouveront évidemment que ces termes ont souvent
été employés comme synonymes.
Ja mos chantars no m' er
honors
Encontra 'l ric joy qu' ai conques,
Qu' ades m' agr'
ops, sitot s' es bos,
Mos chans fos mielhers que non es.
(a)
Bernard de Ventadour: Ja mos chantars.
Aquest cantar poira
ben esser bos,
Qu' en Monruelh comensa ma chansos. (b)
Bernard
de Ventadour: Bels Monruels.
Un sonet novel fatz
Per joy e per
solatz...
Chanson, quant seras lai
Mon cossir li retrai.
(c)
Peyrols: Un sonet.
Aissi cum es bella sil de cui
chan...
Vuelh mas coblas movon totas en belh;
E dic vos be, si
ma chansos valgues (d)
Aitan cum val aiselha de cui es,
Si
vensera totas cellas que son,
Cum ilh val mais que neguna del mon.
(a-1)
Guillaume de Saint-Didier: Aissi cum.
(a) Jamais mon
chanter ne me sera honneur
Contre la puissante joie que j' ai
conquise,
Vû que maintenant j' aurais besoin, quoiqu' il soit
bon,
Que mon chant fût meilleur qu' il n' est.
(b) Ce chanter
pourra bien être bon,
Vû qu' en Monruel commence ma chanson.
(c)
Un sonnet nouveau je fais
Par joie et par consolation...
Chanson,
quand tu seras là
Mon penser lui retrace.
(d) Ainsi comme est
belle celle de qui je chante
Je veux que mes couplets tournent
tous en beau:
Et je vous dis bien, si ma chanson valait
Mais
il n' en était pas toujours de même à l' égard des pièces
appelées vers et des pièces intitulées chansons ou chants.
Le
vers était un mot beaucoup plus générique que celui de chanson.
L' un semble avoir marqué souvent le genre, l' autre l' espèce.
Le vers
s' appliquait à toutes sortes de poésies, la chanson
était le titre de celles qui avaient du chant, et dont l' amour ou
la louange faisaient le sujet.
E ges chanso non dei mais d' amor
far...
Per que mon vers fas ses tot alegratge. (b)
Serveri de
Gironne: Cuenda.
E pus cascus dezampara
Vers per chansos,
ieu no m planc...
Can l' us vol qu' om chant d' amor
L' autre
vol motz de folhor,
L' autre leu vers per entendre. (c)
Pierre
Vidal: Sitot l' aura.
(a-1) Autant comme vaut celle de qui
elle est,
Ainsi elle vaincrait toutes celles qui sont,
Comme
elle vaut plus qu' aucune du monde.
(b) Et point chanson je ne
dois plus d' amour faire...
C' est pourquoi mon vers je fais sans
aucune allégresse.
(c) Et puisque chacun quitte
Vers pour
chanson, je ne me plains...
Quand l' un veut qu' on chante d'
amour
L' autre veut mots de folie,
L' autre facile vers pour
apprendre.
J' ai dit que le vers était aussi quelquefois
chanté.
Je n' essaierai point de déterminer les différences
qu' il pouvait y avoir entre le vers et la chanson. Les troubadours
eux-mêmes n' étaient pas d' accord sur cet objet. L' un d' eux,
Aimeri de Péguilain, avoue franchement qu' il ne connaît que le nom
seul de différent entre ces deux
sortes de poésies. “Cela est
si vrai, ajoute-t-il, que j' ai entendu dans beaucoup de chansons des
rimes masculines, et des rimes féminines dans des vers excellents et
approuvés. J' ai entendu aussi des sons vifs et pressés dans les
vers, et des sons lents dans les chansons; les mots de l' un et de l'
autre étant d' une même étendue, et le chant d' un même ton.”
Voici le texte de ce passage; il est remarquable:
Mantatz vetz
sui enqueritz
En cort, cossi vers no fatz,
Per qu' ieu vuelh
si' apelatz,
E sia lurs lo chauzitz,
Chanso o vers aquest
chan;
E respon als demandan,
Qu' om non troba ni sap
devezio
Mas sol lo nom entre vers e chanso. (a)
(a) Maintes
fois je suis enquis
En cour, comment vers je ne fais,
C' est
pourquoi je veux que soit appelé,
Et soit à eux le
choix,
Chanson ou vers ce chant;
Et je réponds aux
demandants,
Qu' homme ne trouve ni ne sait division
Excepté
seulement le nom entre vers et chanson.
Qu' ieu ai motz
mascles auzitz
En chansonetas assatz,
E motz femenis pauzatz
En
verses bos e grazitz;
E cortz sonetz e cochans
Ai ieu auzit en
verses mans,
E chansos ai auzidas ab lonc so,
E 'ls motz d'
amdos d' un gran e 'l chan d' un to. (a)
Aimeri de Péguilain:
Mantas vetz.
(a)
Vû que j' ai mots mâles ouïs
En
chansonnettes beaucoup,
Et mots féminins posés
En vers bons
et agréés;
Et court sonnet et pressé
J' ai ouï en vers
maints,
Et chansons j' ai ouïes avec long son,
Et les mots des
deux d' une étendue et le chant d' un ton.
On pourrait
néanmoins conclure de cette citation que le plus ordinairement la
chanson avait des rimes féminines, et que les rimes masculines au
contraire dominaient généralement dans les pièces appelées vers.
Il paraît au reste que l' une et l' autre de ces rimes étaient
admises indistinctement dans ces deux sortes de compositions. Pierre
Cardinal nous en fournit une preuve dans un passage où il s'
attribue le mérite d' avoir fait le premier un vers tout en rimes
masculines: non qu' il ait été le premier en effet, puisque le
comte de Poitiers a deux pièces de ce genre dans la même forme,
mais on peut en induire justement que cette manière de composer le
vers n' était pas très commune parmi les troubadours.
Pos
tan pot valer castier,
Ben voill qu' en mo vers sia mes,
E no i
aura mas motz mascles,
E par me sia lo primier. (a)
Pierre
Cardinal: Al nom.
(a) Puisque tant peut valoir
instruction,
Bien je veux qu' en mon vers elle soit mise,
Et il
n' y aura que mots mâles,
Et il me paraît que je sois le
premier.
Planh ou complainte.
Les troubadours donnèrent
le nom de planh, complainte, à leurs pièces dans lesquelles ils
célébraient la mémoire d' une amante, d' un ami, d' un
bienfaiteur, ou déploraient des calamités publiques. La complainte,
presque toujours composée en vers de dix ou de douze syllabes, avait
généralement les formes de la chanson; elle était divisée en
couplets, et paraît avoir été destinée à être chantée. (1:
Voyez la musique de ces sortes de pièces, MS. de d' Urfé, fol. 100,
etc.)
Un mêlange touchant d' amour et de douleur, de piété et
de résignation, une teinte mélancolique et tendre caractérisent ce
genre de poésie dans lequel la sensibilité habituelle des
troubadours les rendait si propres à réussir. (2: Tome 3, p. 167,
428.)
Plusieurs d' entre eux, après avoir consacré leur talent
à vanter les qualités de la dame dont ils avaient fait choix et à
laquelle ils rapportaient, durant sa vie, toutes leurs pensées,
toutes leurs espérances, tout leur bonheur, remplirent le pieux
devoir de la célébrer encore après sa mort, et de consacrer dans
des chants plaintifs les regrets et les derniers vœux de leur cœur.
Quelques-uns même, exemples touchants de constance et d' amour, en
perdant leur amante perdirent aussi le goût des vers, de la
galanterie et du monde.
“Pons de Capdueil, inconsolable de la
mort de sa dame, la belle Azalaïs de Mercœur, exhale son désespoir
dans une tendre complainte (1: Tome 3, p. 189.), et passant ensuite
outre mer, il anime le zèle des croisés par ses exhortations et par
son exemple, et trouve dans une mort glorieuse la fin de sa douleur.”
(2: “Amet per amor ma dona N' Azalais de Mercuer... Tan quant ella
visquet non amet autra, e quant ella fon morta el se crozet e paset
outra mar, e lai moric.” MS. R. 7698, p. 205.)
“Saïl de
Scola pleure son amante, et désertant les cours, il se retire à
Bergerac sa patrie, et renonce pour toujours au chant, à la poésie
et à la gloire.” (3: “E quant ella moric el se rendet a
Bragairac, e 'l laisset lo trobar e 'l cantar.” MS. R. 7225, fol.
107.)
Quelques autres troubadours fuyant le monde désenchanté
pour eux, s' ensevelissent dans la solitude des cloîtres, et
cherchent dans les pratiques de la dévotion un adoucissement à l'
amertume de leurs regrets.
“Perdigon, effrayé des coups
multipliés que la mort avait frappés autour de lui, et regrettant
à-la-fois les objets de son amour, de sa reconnaissance et de son
amitié, se retira dans l' ordre de Cîteaux.”
(1: “Mortz li
tolc las bonas aventuras... qu' el perdet los amics e las amigas...
et en aissi se rendet el orde de Sistel, e lai el muric.”
MS.
R. 7225, fol. 49.)
Ce fut aussi dans l' ordre de Cîteaux que se
retira Folquet de Marseille, après la perte de ses illustres
protecteurs. (2: “Avenc si que la dona muric... dont el per
tristeza de la soa dona e dels prinses qu' eron mortz, abandonet lo
mon e se rendet a l' orde de Sistel.” MS. R. 7698, p. 197.)
Conversion mémorable, qui excitant bientôt son imagination
bouillante, et égarant son zèle trop ardent, lui acquit une si
triste célébrité par les persécutions violentes qu' il exerça
contre les Albigeois et contre le malheureux comte de Toulouse!
Cette
ardeur immodérée, ce zèle, cet enthousiasme religieux,
échauffèrent quelquefois aussi le talent élégiaque des
troubadours, et leur firent élever la complainte à des sujets plus
hauts, plus importants que des afflictions personnelles. C' est ainsi
que par des chants de douleur ils déplorèrent souvent les calamités
publiques, la captivité ou la perte des rois chrétiens, les
vicissitudes de la guerre, les malheurs de Jérusalem, le
Saint-Sépulcre livré aux profanations des infidèles, et sur-tout
les tristes revers des armées de la croix.
Nos manuscrits
contiennent dans ce genre un assez grand nombre de pièces
remarquables. Je choisirai de préférence celle que fit Bertrand de
Born sur la mort prématurée du jeune roi d' Angleterre, fils de
Henri II. On remarquera sans doute l' art avec lequel le poëte
ramène dans chaque couplet les mots qui expriment sa douleur et le
nom chéri du prince dont il pleure la perte récente.
Si tut
li dol e 'l plor e 'l marrimen
E las dolors e 'l dan e 'l
caitivier
Que hom agues en est segle dolen
Fosson emsems,
semblaran tut leugier
Contra la mort del jove rei engles,
Don
reman pretz e jovent doloiros,
E 'l mon escurs e tenhs e
tenebros,
Sem de tot joi, plen de tristor e d' ira.
Dolent e
trist e plen de marrimen
Son remanzut li cortes soudadier
E 'l
trobador e 'l joglar avinen,
Trop an agut en mort mortal
guerier,
Que tolt lor a lo joven rei engles
Vas cui eran li
plus larc cobeitos:
Ja non er mais, ni non crezas que fos
Vas
aquest dan el segle plors ni ira.
Estenta mort, plena de
marrimen,
Vanar te pods, qu' el melhor cavalier
As tolt al mon
qu' anc fos de nulha gen!
Quar non es res qu' a pretz aia
mestier
Que tot no fos el jove rei engles;
E fora miels, s' a
dieu plagues razos,
Que visques el que mant autre envios
Qu'
anc no feron als pros mas dol et ira.
D' aquest segle flac, plen
de marrimen,
S' amor s' en vai, son joi teinh mensongier,
Que
ren no i a que non torn en cozen;
Totz jorns veiretz que val mens
huei que ier:
Cascun se mir el jove rei engles
Qu' era del mon
lo plus valens dels pros,
Ar es anatz son gen cor amoros,
Dont
es dolors e desconort et ira.
Celui que plac per nostre
marrimen
Venir el mon, e nos trais d' encombrier,
E receup mort
a nostre salvamen,
Co a senhor humils e dreiturier
Clamen
merce, qu' al jove rei engles
Perdon, s' il platz, si com es vers
perdos,
E 'l fassa estar ab onratz companhos
Lai on anc dol non
ac ne i aura ira.
Si tous les deuils et les pleurs et les
afflictions
Et les douleurs et les dommages et les misères
Qu'
on eut en ce siècle dolent
Étaient ensemble, ils sembleraient
tous légers
Contre la mort du jeune roi anglais,
D' où reste
le mérite et l' honneur douloureux,
Et le monde obscur et teint
et ténébreux,
Privé de joie, plein de tristesse et de
désespoir.
Dolents et tristes et pleins d' affliction
Sont
demeurés les courtois soldats
Et les troubadours et les jongleurs
avenants,
Trop ils ont eu dans la mort mortelle ennemie,
Vû
que enlevé leur a le jeune roi anglais
En comparaison de qui
étaient les plus généreux avares:
Jamais il ne sera, ni ne
croyez que fût
Pour cette perte au siècle assez de pleurs ni de
désespoir.
Cruelle mort, pleine d' affliction,
Vanter tu te
peux, vû que le meilleur chevalier
Tu as enlevé au monde qui
jamais fût d' aucune nation!
Car il n' est rien qui à mérite
ait rapport
Qui tout ne fût au jeune roi anglais;
Et il serait
mieux, si à Dieu plaisait raison,
Que vécût lui que maints
autres envieux
Qui jamais ne firent aux preux que deuil et
désespoir.
De ce siècle lâche, plein d' affliction,
Si l'
amour s' en va, son bonheur je tiens mensonger,
Vû que rien n' y
a qui ne tourne en souffrance;
Tous les jours vous verrez que vaut
moins aujourd'hui que hier:
Que chacun se contemple au jeune roi
anglais
Qui était du monde le plus vaillant des preux,
Maintenant
est parti son gentil cœur aimant,
D' où est douleur,
découragement et désespoir.
A celui à qui il plut à cause de
notre affliction
Venir au monde, et qui nous arracha d'
encombre,
Et reçut mort pour notre salut,
Comme à seigneur
indulgent et droiturier
Crions merci, afin qu' au jeune roi
anglais
Il pardonne, s' il lui plaît, ainsi comme il est vrai
pardon,
Et le fasse être avec honorables compagnons
Là où
jamais deuil n' y eut ni y aura tristesse.
La tenson.
La
tenson était une pièce (1) en dialogue dans laquelle ordinairement
deux interlocuteurs défendaient tour-à-tour et par couplets de même
mesure et en rimes semblables, leur opinion contradictoire sur
diverses questions d' amour, de chevalerie, de morale, etc.
Le
dialogue des tensons était généralement partagé en couplets pairs
suivis de deux envois, afin que chaque contendant eût un avantage
égal dans l' attaque et dans la réplique. Ce dialogue était aussi
quelquefois divisé par distiques et même vers par vers.
(1) On
verra ci-après, p. 195, que la tenson pouvait être formée de deux
pièces différentes.
La question qui faisait la matière de la
tenson demeurait souvent indécise, et chaque interlocuteur, après
avoir fait briller plus ou moins la finesse ou la subtilité de son
esprit, s' en tenait communément à son opinion. Il arrivait aussi
par-fois que le sujet proposé était soumis, après la discussion,
ou à des cours d' amour ou au jugement d' arbitres choisis par les
deux poëtes. Une tenson entre Giraud Riquier et Guillaume de Mur
contient à-la-fois la nomination des arbitres et le jugement qui fut
rendu.
Guiraut, sabers vos falh, et ieu dic ver,
Que ja
del rey no say passera 'ls ports
N Anfos sos laus pels sieus que
say s' espan;
E mo senher Enricx jutje ns en chantan.
Guillems,
lo reys vol als sieus pron tener
Et als autres per bon pretz, ab
esfortz
Vos comparatz a manieyra d' efan;
E 'l coms joves
puesca 'n dir son talan.
Jutjamen.
Guillems m' a dat e
Guiraut pensamen
De lur tenso jutjar, don m' an somos;
En razos
es l' us a l' autre ginhos
D' est dos baros que donan
engalmen:
Guillems mante sel c' als estranhs valer
Vol, non als
sieus, don sa razos es fortz;
E Guiraut, sel c' als sieus fa be
tot l' an,
Et als estranhs non ten per pauc ni gran.
E nos,
avem volgut cosselh aver,
E dir lo dreg; e dizem, que conortz
Es
de pretz dar e bos faitz on que an,
Mas pus fin pretz a selh qu'
als sieus l' espan. (a)
Guillaume de Mur et Giraud Riquier:
Guiraut Riquier segon.
(a) Et nous, avons voulu conseil
avoir,
Et dire le droit; et nous disons, que honorable
Est de
prix donner et bienfait où qu' il aille,
Mais que plus haut
mérite a celui qui aux siens le répand.
Giraud, savoir vous
manque, et je dis vrai,
Vû que jamais du roi ne ici passera les
ports
Guillems mante sel c' als estranhs valer
Vol, non als
sieus, don sa razos es fortz;
Seigneur Alphonse sa louange par les
siens qui ici se répand;
Et que mon seigneur Henri juge nous en
chantant.
Guillaume, le roi veut aux siens profit tenir
Et aux
autres par bon prix, avec effort
Vous comparez à manière d'
enfant;
Et que le comte jeune en puisse dire son
desir.
Jugement.
Guillaume m' a donné et Giraud pensée
De
leur tenson juger, dont ils m' ont sommé;
En raison est l' un à
l' autre ingénieux
De ces deux barons qui donnent
également:
Guillaume maintient celui qui aux étrangers
valoir
Veut, non aux siens, d' où sa raison est forte;
Et
Giraud, celui qui aux siens fait bien tout l' an,
Et aux étrangers
ne tient pour peu ni beaucoup.
La tenson n' était pas
toujours présentée sous la forme d' une question; elle était
quelquefois une satire dialoguée entre deux personnages, qui se
faisaient mutuellement des reproches hardis et injurieux, et dont
chacun attaquait et combattait l' autre dans des couplets
ordinairement improvisés, toujours sur une même mesure et sur les
mêmes rimes.
Par-fois aussi elle contenait des plaintes
amoureuses que des amants s' adressaient tour-à-tour, ou que l' un
d' eux seulement adressait à l' autre. Voici un exemple d' une
tenson de ce dernier genre entre la comtesse de Die et Rambaud d'
Orange; on pourrait en quelque sorte la regarder comme une imitation
du charmant dialogue d' Horace avec Lydie: Donec gratus eram tibi,
etc.
Amicx, ab gran cossirier
Sui per vos et en greu
pena,
E del mal qu' ieu en suffier (b)
No cre que vos sentatz
guaire;
Doncx, per que us metetz amaire
Pus a me laissatz tot
lo mal?
Quar abduy no 'l partem egual.
Domna, amors a tal
mestier,
Pus dos amicx encadena,
Qu' el mal qu' an e l'
alegrier
Senta quecx a son veiaire;
Qu' ieu pens, e no sui
guabaire,
Que la dura dolor coral
Ai eu tota a mon
cabal.
Amicx, s' acsetz un cartier
De la dolor que m malmena
Be
viratz mon encombrier;
Mas no us cal del mieu dan guaire,
Que
quan no m' en puesc estraire,
Cum que m' an, vos es cominal
An
me ben o mal atretal.
Domna, quar yst lauzengier
Que m'
an tout sen et alena,
Son vostr' anguoyssos guerrier,
Lays m'
en, non per talan vaire,
Quar no us sui pres, qu' ab lor
braire
Vos an bastit tal joc mortal
Que no y jauzem jauzen
jornal.
Amicx, nulh grat no us refier,
Quar ja 'l mieus dan
vos refrena
De vezer me que us enquier;
E, si vos faitz plus
guardaire
Del mieu dan qu' ieu no vuelh faire,
Be us tenc per
sobre plus leyal
Que no son silh de l' Espital.
Domna, ieu
tem a sobrier,
Qu' aur perdi, e vos, arena,
Que per dig de
lauzengier
Nostr’ amor tornes en caire;
Per so dey tener en
guaire
Trop plus que vos per sanh Marsal.
Quar etz la res que
mais me val.
Amicx, tan vos sai lauzengier
E fait d’
amorosa mena
Qu' ieu cug que de cavalier
Siatz devengutz
camjaire;
E deg vos o ben retraire,
Quar ben paretz que pessetz
d’ al,
Pos del mieu pensamen no us cal.
Domna, jamais
esparvier
No port, ni cas ab cerena,
S' anc pueys que m detz
joi entier
Fuy de nulh' autra enquistaire;
Ni no suy aital
bauzaire;
Mas per enveia 'l deslial
M' o alevon e m fan
venal.
Amicx, creirai vos per aital,
Qu' aissi us aya tos
temps leyal.
Domna, aissi m' auretz leyal,
Que jamais non
pensarai d' al. (a)
(b) Ami, avec grand tourment
Je suis
par vous et en griève peine,
Et du mal que j' en souffre
Je
ne crois que vous sentiez guère;
Donc, pourquoi vous mettez-vous
amant
Puisque à moi vous laissez tout le mal?
Car tous deux ne
le partageons également.
Dame, amour a tel métier,
Lorsque
deux amis il enchaîne,
Que le mal qu' ils ont et l'
allégresse
Sente chacun à sa manière;
Vû que je pense, et
je ne suis trompeur,
Que la dure douleur cordiale
J' ai toute à
mon cheptel.
Ami, si vous aviez un quartier
De la douleur
qui me malmène
Bien vous verriez mon encombre;
Mais ne vous
chaut du mien dommage guère,
Vû que quand je ne m' en puis
arracher,
Comment que j' aille, il vous est semblable
Que j'
aille bien ou mal également.
Dame, attendu que ces
médisants
Qui m' ont ôté sens et haleine,
Sont vos
tourmentants ennemis,
Je m' en quitte, non par desir
variable,
Parce que je ne vous suis près, vû qu' avec leur
braillement
Ils vous ont dressé tel jeu mortel
Que nous n' y
jouissons d' heureux jour.
Ami, nul gré je ne vous
accorde,
Car que jamais le mien dommage ne vous empêche
De
voir moi qui vous enquière;
Et, si vous vous faites plus
gardien
Du mien dommage que je ne veux faire,
Bien je vous
tiens pour beaucoup plus loyal
Que ne sont ceux de l'
Hôpital.
Dame, je crains à l’ excès,
Vû qu’ or je
perds, et vous, arêne,
Que par les dits des médisants
Notre
amour tournât en biais;
Pour cela je dois tenir pour
beaucoup
Bien plus que vous par saint Martial,
Car vous êtes
la chose qui plus me vaut.
Ami, tant je vous sais louangeur
Et
fait d' amoureuse conduite
Que je crois que de chevalier
Vous
soyez devenu volage;
Et je dois vous le bien retracer,
Car bien
il paraît que vous pensez d’ autre,
Puisque de mon penser il ne
vous chaut.
Dame, que jamais épervier
Je ne porte, ni ne
chasse avec beau temps,
Si jamais depuis que vous me donnâtes
joie entière
Je fus de nulle autre solliciteur;
Et je ne suis
tel trompeur;
Mais par envie les déloyaux
Me le supposent et
me font venal.
Ami, je vous croirai pour tel,
Pourvû qu'
ainsi je vous aie en tout temps pour loyal.
Dame, ainsi vous m'
aurez loyal.
Vû que jamais je ne pensarai d' autre.
Il
est probable que des tensons étaient composées quelquefois par un
seul et même poëte qui se servait alors de cette forme pour louer
plus adroitement sa maîtresse ou le seigneur dont il était protégé.
C' est ainsi qu' on trouve également des exemples de tensons
allégoriques entre un amant et un oiseau, ou même avec un être
moral personnifié. (1: Tome 3, p. 279.)
Mais il n' est pas permis
de douter que ces sortes de pièces ne fussent aussi l' ouvrage de
troubadours différents. On trouve en effet dans plusieurs tensons
des injures, des accusations, des reproches qui ne peuvent avoir été
dictés que par la violence de la haine, ou par l' âpreté d' une
franchise grossière. On en jugera par les deux couplets suivants
extraits d' une tenson entre Albert, marquis de Malespine, et Rambaud
de Vaqueiras. (1)
Rambaud lui reproche d' avoir volé sur les
grands chemins.
Albert répond, et reproche à Rambaud son
extrême dénuement.
Per dieu, Raymbautz, de so us port
guerentia
Que mantas vetz per talen de donar
Ay aver tol, e non
per manentia
Ni per thesaur qu' eu volgues amassar;
Mas vos ai
vist cen vetz per Lombardia
Anar a pe a ley de croy joglar,
Paure
d' aver e malastrucx d' amia;
E fera us pro qu' ie us dones a
manjar:
E membre vos co us trobes a Pavia.
(a: Pauvre d' avoir
et malheureux d' amie;
Et il vous fut profit que je vous donnasse
à manger:
Et souvenez-vous comment je vous trouvai à
Pavie.
Par Dieu, Rambaud, de cela je vous porte
garantie
Que maintes fois par desir de donner
J' ai les biens
enlevé, et non par enrichissement
Ni par trésor que j' en
voulusse amasser;
Mais je vous ai vu cent fois par la
Lombardie
Aller à pied à l' instar de méchant jongleur,
(1)
Parmi les diverses pièces qui nous restent de ce même Rambaud de
Vaqueiras, on trouve une tenson entre lui et une femme génoise.
Elle commence par ce vers: “Bella tant vos ai pregada”. Le
langage du poëte est tour-à-tour affectueux, tendre, flatteur, et
les réponses de son interlocutrice, qui sont en langue
génoise,
ne contiennent que des invectives et des paroles dures et humiliantes
non seulement pour Rambaud de Vaqueiras, mais encore pour les
provençaux.
Il serait possible toutefois que cette tenson eût été composée
par le troubadour seul, et qu' il se fût servi ingénieusement de ce
cadre pour peindre à-la-fois la grossièreté naïve des femmes
génoises,
et l' esprit public de cette nation à l' égard des
Provençaux.
Dans
un des couplets suivants Rambaud de Vaqueiras répond:
Albertz
Marques, tota vostr' esperansa
Es en trair et en faire
paniers
Enves totz sels qu' ab vos an acordansa,
E que us
servon de grat e voluntiers;
Vos non tenetz sagramen ni fiansa:
E
s' ieu no val per armas Olivier,
Vos no valetz Rollan, a ma
semblansa,
Que Plasensa no us laisa Castanhier,
E tol vos terra
e non prendes venjansa. (b) Etc.
Albert Marquis et Rambaud de
Vaqueiras: Ara m digatz.
Albert Marquis, toute votre espérance
Est
en trahir et en faire des panneaux
Envers tous ceux qui avec vous
ont accord,
Et qui vous servent de gré et volontiers;
Vous ne
tenez serment ni fidélité:
Et si je ne vaux pour armes
Olivier,
Vous ne valez Roland, à mon avis,
Vû que Plaisance
ne vous laisse Castagnier,
Et vous enlève terre et n' en prenez
vengeance.
Les monuments du temps indiquent quelquefois les
auteurs qui ont travaillé concurremment à ces sortes d'
ouvrages.
“Hugues de Saint-Cyr acquit de la célébrité en
composant plusieurs tensons et un grand nombre de couplets avec le
comte de Rodez, le vicomte de Turenne, et le dauphin d' Auvergne.”
(1: “E 'l coms de Rodes e 'l vescoms de Torena si 'l leverent molt
a la joglaria com las tensos e com las coblas que 'l feiren com lui,
e 'l bons dalfins d' Alverne.” M. R. 7225, fol. 127.)
“Geoffroi
et Rainaud de Pons composaient ensemble des pièces de ce genre.”
(2: “Jaufre de Pon... fazia tensos com Rainautz de Pon.” Id.
7225, fol. 153.)
Je trouve encore une nouvelle preuve dans un
exemple particulier de tenson entre Gaucelm Faidit et le dauphin d'
Auvergne. (3: Elle est sous le nom de Hugues et de Bausan dans le MS.
de d' Urfé.)
Cette tenson forme deux pièces distinctes qui ont
un même nombre de couplets, et dont les vers de mesure semblable ont
des rimes différentes.
Dans l' une des pièces, Gaucelm Faidit
propose quatre questions de galanterie à résoudre au dauphin; en
voici le premier couplet:
Dalfins, respondetz me, si us platz,
Tot
savis es acosselhatz,
E s' avetz bona ententio,
Ar entendetz en
ma tenso
Q' ie us part, e vos aiatz los datz;
E chauzes de
catr' amistatz
Laqual val mais tota sazo.
Gaucelm Faidit:
Dalfins.
(a: Que je vous propose, et vous ayez les dés;
Et
choisissez de quatre amitiés
Laquelle vaut plus en toute
saison.)
Dauphin, répondez-moi, s' il vous plaît,
Tout
sage est prudent,
Et si vous avez bonne intention,
Maintenant
entendez en ma tenson
Dans l' autre pièce le dauphin répond
et discute les différentes questions que lui a proposées Gaucelm
Faidit; j' en citerai de même le premier couplet:
Gaucelm, car m'
avez ensenhat,
Trobaretz leu s' en es foudat,
Que d' ayso on es
en error
Vos esclairarai la brunor,
Qu' ieu ai lo mestier
avezat
D' amor, e vos, tot oblidat;
Que res no sabes vas on
cor.
Le dauphin d' Auvergne: Gaucelm.
(b: Gaucelm, puisque
vous m' avez enseigné,
Vous trouverez bientôt s' il en est
folie,
Vû que de cela où vous êtes en doute
Je vous
éclaircirai le brouillard,
Attendu que j' ai le métier
accoutumé
D' amour, et vous, tout oublié;
Vû que rien vous
ne savez vers où court.)
Outre la dénomination de tenson,
les troubadours donnèrent aussi à ces sortes de pièces le titre de
Contencio,
mot latin qui a vraisemblablement formé l' expression de tenson.
De
même, par allusion à la forme dialoguée de ce genre de poésie, et
à la manière dont le sujet était souvent proposé, on les nomma
aussi Partimen, division, du verbe Partir, séparer, qui fut souvent
employé dans le sens de diviser une question proposée.
E si m
partetz un juec d' amor,
No sui tan fatz
No sapcha triar lo
melhor
Entr' els malvats. (a:
Et si vous me proposez un jeu d'
amour,
Je ne suis si sot
Que je ne sache trier le
meilleur
Entre les mauvais.)
Comte de Poitiers: Ben vuelh.
Ben
sai partir, Bertran, e vos mal prendre. (b:
Bien je sais
proposer, Bertrand, et vous mal choisir.)
Sordel et Bertrand: Lo
joi.
Le titre de Partimen s' appliqua particulièrement aux
tensons qui avaient pour objet la discussion d' une question d'
amour.
On les nomma aussi jocx partitz, jeu-parti, ou simplement
partia, partie.
N Ugo, ben feiratz jocx partitz,
Si trobassetz
bon chausidor. (c:
Seigneur Hugues, bien vous feriez jeu-parti,
Si
vous trouviez bon adversaire.)
Hugues de Saint-Cyr et Bertrand de
Saint Felix: Diguatz Bertran.
Sordel, lo ricx coms
prezatz...
Proensals jutge, si 'l platz,
Esta notra partia. (a:
Sordel, le riche comte prisé...
Provençal juge, s' il lui
plaît,
Cette notre partie.)
Guillaume de Montagnagout et
Sordel: Senhe' 'N Sordel.
Lorsque la tenson avait plus de deux
interlocuteurs, elle prenait alors généralement le titre de
Torneyamen, tournoy, tournoyement; ce nom indiquait que chaque
personnage répondait tour-à-tour aux autres, et réfutait leur avis
sur la question proposée en défendant le sien.
Les pièces de
ce genre sont rares. (1: Le Torneyamen était aussi désigné
quelquefois par le nom générique de tenson. Ainsi, dans celui entre
Rambaud de Vaqueiras, Perdigon, et le seigneur Aimar, on trouve ce
vers:
A mo senhor vey qu' enueia 'l tensos.
(* A mon seigneur
je vois qu' ennuie la tenson.)
Senher N Aimar.)
J' en
citerai une composée, selon les vies manuscrites, à l' occasion d'
une aventure piquante dont voici le détail:
Savari de Mauléon,
riche baron du Poitou, aimait une noble dame de Gascogne, femme du
vicomte Gavaret, seigneur de Langon et de Saint-Macaire. Le poëte la
désigne sous le nom de Guillemette de Benagues. Savari croyait être
payé de retour, mais la vicomtesse en secret avait aussi laissé
concevoir la même espérance à Élias Rudel, seigneur de Bergerac,
et à Geoffroi Rudel de Blaye. Un jour que les trois chevaliers
étaient auprès d' elle, et la priaient d' amour, la vicomtesse
habile en coquetterie eut l' adresse de les contenter à l' insu les
uns des autres: Geoffroi Rudel était assis devant elle, il obtint
pour faveur des regards amoureux; elle serra tendrement la main d'
Élias de Bergerac, tandis que son pied pressait légèrement le pied
de Savari de Mauléon. Aucun ne soupçonna la faveur accordée à ses
rivaux, mais, dès qu' ils eurent pris congé de la dame, Élias et
Geoffroi s' en vantèrent; Savari justement irrité garda le silence;
croyant néanmoins avoir été le mieux partagé, il consulta Hugues
de la Bachélerie et Gaucelm Faidit, pour savoir auquel des trois la
vicomtesse, qu' il ne nomma pas, avait témoigné le plus d' amour.
C' est le sujet du Torneyamen suivant:
Savarics de
Malleo.
Gaucelms, tres jocx enamoratz
Partisc a vos et a 'N
Ugo;
E quascus prendetz lo plus bo
E layssatz me qual que us
vulhatz:
Qu' una domn' a tres preyadors,
E destrenh la tan lor
amors
Que, quan tug trey li son denan,
A quascun fai d' amor
semblan;
L' un esguard' amorosamen,
L' autr' estrenh la man
doussamen,
Al terz caussiga 'l pe rizen:
Diguatz al qual, pus
aissi es,
Fai maior amor de totz tres.
Gaucelm
Faidit.
Senher Savarics, ben sapchatz
Que l' amics recep plus
gen do
Qu' es francamen, ses cor fello,
Dels belhs huelhs
plazens esguardatz;
Del cor mov aquella doussors,
Per qu' es
cen tans maier l' amors;
E de la man tener dic tan
Que non li
ten ni pro ni dan,
Qu' aital plazer cominalmen
Fai domna
per aculhimen;
E del caussiguar non enten
Que la domn’ amor
li fezes,
Ni deu per amor esser pres.
Ugo de la
Bacalaria.
Gaucelms, dizetz so que vos platz,
For que non
mantenetz razo,
Qu' en l’ esguar non conosc nulh pro
A l’
amic que vos razonatz,
E s’ el i enten es folhors,
Que l’
uelh guardon luy et ailhors,
E nulh autre poder non an;
Mas
quan la blanca mas ses guan
Estrenh son amic doussamen,
L'
amors mov del cor e del sen:
En Savaric, quar part tan
gen,
Mantengua 'l caussiguar cortes
Del pe, qu' ieu no 'l
mantenrai ges.
Savarics de Malleo.
N Ugo, pus lo mielhs mi
laissatz,
Mantenrai l' ieu ses dir de no:
Donc, dic qu' el
caussiguar que fo
Faitz del pe fo fin' amistatz
Celada de
lauzenjadors;
E par ben, pois aitals secors
Pres l' amics
rizen, jauzian,
Que l' amors fo ses tot enjan:
E qui 'l tener
de la man pren
Per maior amor, fai non sen;
E d’ En Gaucelm
no m’ es parven
Que l' esguart per meilhor prezes,
Si tan com
ditz d’ amor saubes.
Gaucelm Faidit.
Senher, vos que l’
esguart blasmatz
Dels huelhs e lor plazen faisso,
No sabetz que
messagier so
Del cor que los a enviatz,
Q’ uelh descobron als
amadors
So que reten en cor paors;
Donc, totz los plazers d’
amor fan:
E mantas vetz rizen, guaban,
Caussiga 'l pe a manta
gen
Domna, ses autr’ entendemen:
En Ugo mante fallimen,
Qu'
el tener de man non es res,
Ni non crey qu' anc d' amor
mogues.
Ugo de la Bacalaria.
Gaucelms, encontr’ amor
parlatz
Vos e 'l senher de Malleo,
E pareis ben a la tenso;
Qu’
els huelhs que vos avetz triatz,
E que razonatz per meilhors,
An
trahitz manhs entendedors;
E de la domn’ ab cor truan,
Si m
caussiguava 'l pe un an,
Non auria mon cor jauzen;
E de la man
es ses conten
Que l’ estrenhers val per un cen,
Quar ja, si
al cor no plagues,
L’ amors no l’ agra 'l man trames.
Savarics
de Malleo.
Gaucelms,
vencutz etz el conten
Vos et En Ugo certamen,
E vuelh qu' en
fassa 'l jutjamen
Mos Garda Cors que m' a conques,
E Na Maria
on bos pretz es.
Gaucelm Faidit.
Senher,
vencutz no sui nien,
Et al jutjar er ben parven;
Per qu' ieu
vuelh que y sia eyssamen
Na Guillelma de Benagues
Ab sos digz
amoros cortes.
Ugo de la Bacalaria.
Gaucelms,
tant ai razo valen
Qu' amdos vos fors', e mi defen;
E sai n'
una ab cor plazen
En qu' el jutjamen fora mes,
Mas pro vey qu'
en i a de tres.
Savari de Mauléon.
Gaucelm, trois jeux
amoureux
Je propose à vous et au seigneur Hugues;
Et chacun
prenez le meilleur
Et laissez-moi quel que vous veuillez:
Vû
qu' une dame a trois solliciteurs,
Et étreint la tant leur
amour
Que, quand tous trois lui sont devant,
A chacun elle fait
d' amour semblant;
L' un elle regarde amoureusement,
A l' autre
elle serre la main doucement,
Au troisième elle presse le pied en
riant:
Dites auquel, puisque ainsi est,
Elle fait plus grande
amour de tous trois.
Gaucelm Faidit.
Seigneur Savari,
bien sachez
Que l' ami reçoit plus gentil don
Qui est
franchement, sans cœur félon,
Des beaux yeux plaisants
regardé;
Du cœur vient cette douceur,
C' est pourquoi est
cent fois plus grande l' amour;
Et de la main tenir je dis
autant
Que ne lui tient ni profit ni dommage,
Vû que tel
plaisir communément
Fait dame pour accueil;
Et du presser le
pied je n’ entends
Que la dame amour lui fit,
Ni ne doit pour
amour être pris.
Hugues de la Bachélerie.
Gaucelm,
vous dites ce qui vous plaît,
Fors que vous ne maintenez
raison,
Vû qu’ en le regard je ne connais nul profit
À l’
ami que vous défendez,
Et s’ il y entend c’ est folie,
Vû
que les yeux regardent lui et ailleurs,
Et nul autre pouvoir n’
ont;
Mais quand la blanche main sans gant
Presse son ami
doucement,
L' amour vient du cœur et du sens:
Que le seigneur
Savari, puisqu' il propose si bien,
Maintienne le presser
courtois
Du pied, vû que je ne le maintiendrai point.
Savari
de Mauléon.
Seigneur Hugues, puisque le mieux vous me laissez,
Je
le maintiendrai sans dire de non:
Donc, je dis que le presser qui
fut
Fait du pied fut fine amitié
Celée de médisants;
Et
paraît bien, puisque tel secours
Prit l' ami riant,
jouissant,
Que l' amour fut sans toute tromperie:
Et qui le
tenir de la main prend
Pour plus grande amour, fait non-sens;
Et
du seigneur Gaucelm ne m' est apparent
Que le regard pour meilleur
il prisât,
Si tant comme dit d' amour il savait.
Gaucelm
Faidit.
Seigneur, vous qui le regard blâmez
Des yeux et
leur plaisante façon,
Vous ne savez que messagers ils sont
Du
cœur qui les a envoyés,
Vû que les yeux découvrent aux
amants
Ce que retient en cœur la peur;
Donc, tous les plaisirs
d’ amour ils font:
Et maintes fois riant, se moquant,
Presse
le pied à mainte gent
Dame, sans autre intention:
Le seigneur
Hugues maintient erreur,
Vû que le tenir de main n’ est
rien,
Et je ne crois pas que jamais d' amour il vînt.
Hugues
de la Bachélerie.
Gaucelm, contre l’ amour vous parlez
Vous
et le seigneur de Mauléon,
Et il paraît bien à la tenson;
Vû
que les yeux que vous avez choisis,
Et que vous défendez pour
meilleurs,
Ont trahi maints amants;
Et de la dame avec cœur
avide,
Si elle me pressait le pied un an,
Je n’ en aurais mon
cœur joyeux;
Et de la main il est sans contestation
Que le
serrement vaut cent fois plus,
Car jamais, si au cœur ne
plaisait,
L' amour ne lui aurait le commandement transmis.
Savari
de Mauléon.
Gaucelm,
vaincu vous êtes à la discussion
Vous et le seigneur Hugues
certainement,
Et je veux qu' en fasse le jugement
Mon
Garde-Coeur qui m' a conquis,
Et dame Marie où bon prix est.
Gaucelm Faidit.
Seigneur,
vaincu je ne suis nullement,
Et au juger sera bien paraissant;
C'
est pourquoi je veux que y soit également
Dame Guillemette de
Benagues
Avec ses dits amoureux courtois.
Hugues de la
Bachélerie.
Gaucelm,
tant j' ai raison puissante
Que tous deux je vous force, et je me
défends;
Et j' en sais une avec coeur plaisant
En qui le
jugement serait mis,
Mais assez je vois qu' il y en a de trois.
Le
sirvente.
Il reste des troubadours beaucoup de sirventes,
pièces satiriques qui étaient généralement divisées en couplets,
et pouvaient être chantées. (1: On a vu ci-dessus, p. 157, que
Rainols d' Apt avait composé des airs nouveaux pour tous ses
sirventes. Le sirvente chanté était aussi quelquefois appelé
chanson: Hugues de Saint-Cyr commence une diatribe contre le comte de
Vérone par ces vers:
Canson, que leu per entendre
Et avinen
per cantar...
(*: Chanson, qui facile pour entendre
Et
agréable pour chanter...)
Hugues de Saint-Cyr: Canson.
Le
manuscrit de d' Urfé contient la musique de plusieurs sirventes;
voy. fol. 65, etc.)
Ab nov cor et ab novel son
Voill un nov
sirventes bastir.
(b: Avec nouvelle ardeur et avec nouveau son
Je
veux un nouveau sirvente bâtir.)
Gaucelm Faidit: Ab nov
cor.
Sirventes vuelh far
En est so que m' agensa.
(c:
Sirvente je veux faire
En ce son qui me plaît.)
Guillaume
Figueiras: Sirventes.
Il est vraisemblable que ce genre de
poésie fut d' abord pour les troubadours un moyen d' exprimer leurs
passions haineuses contre ceux qui les avaient excitées; mais il
servit bientôt à censurer les désordres des différentes classes
de la société, à reprocher aux seigneurs, aux souverains eux-mêmes
leurs vexations, leurs torts, leurs erreurs, et le sirvente devint
alors une arme redoutable avec laquelle ces poëtes attaquaient leurs
ennemis personnels, ou poursuivaient sans ménagement les rois, le
clergé, la noblesse, les femmes, la bourgeoisie. (1: On trouve
quelques exemples de sirventes qui sont des réponses à d' autres
sirventes. J' indiquerai celui de Guillaume Figueiras contre Rome,
Sirventes vuelh far; et celui en réponse de la dame Germonde de
Montpellier, Greu m' es, dans lequel elle fait l' apologie de cette
cour, en vers de même mesure et sur des rimes semblables.)
Le
sirvente qui avait pour objet la satire personnelle se distinguait
par une causticité sans mesure, une moquerie trop amère, une
rudesse insolente et souvent présomptueuse.
Dans le sirvente sur
les mœurs, les troubadours accusaient la dépravation, la cupidité,
l' égoïsme qui dégradaient plus ou moins chaque classe de la
société; c' est surtout dans les pièces de ce genre que leur
franchise sévère et quelquefois hardie donna souvent des leçons
utiles à leurs contemporains, dont ils dénonçaient hautement les
erreurs, les excès et les vices.
Le sirvente qui traitait de la
politique avait principalement pour objet de poursuivre les auteurs
des discordes civiles, de blâmer les actes des souverains et de la
cour de Rome, de fronder les entreprises des seigneurs, de réprimer
tout ce qui tendait à troubler l' ordre ou le repos public. Ce genre
de sirvente fut aussi consacré à des chants guerriers, par lesquels
les troubadours, mêlant l' injure aux exhortations, ranimaient
tantôt l' animosité des peuples et des rois, tantôt celle des
seigneurs, et les excitaient les uns et les autres à des guerres
longues et cruelles. Quelquefois aussi, accusant l' indifférence des
chrétiens, ils les appelaient sous la bannière de la croix, leur
présageaient la délivrance de Sion, et leur vantaient avec
enthousiasme les plaisirs sanglants du carnage et de la victoire.
Un
des troubadours qui réussirent le mieux dans ce genre, ce fut
Bertrand de Born, le plus impétueux, le plus violent des
gentilshommes français. Esprit audacieux et inquiet, il mit toujours
dans ses sirventes, comme dans ses actions, une témérité, un
emportement et une ardeur qui le placent au premier rang des poëtes
et des guerriers du douzième siècle. On le vit tour-à-tour, du
fond de son château d' Hautefort, troubler par ses vers les cours de
France, d' Angleterre et d' Espagne, désunir les rois entre eux,
exciter les haines et les prétentions des seigneurs, tandis que par
ses armes il combattait ses voisins, saccageait leurs châteaux,
ravageait leurs possessions, ou, plus terrible encore, résistait aux
troupes de Henri II et de son fils Richard. Dans les guerres
fréquentes où l' engagèrent sa violence et ses intrigues, il
provoquait insolemment ses ennemis, et ranimait ses soldats et ses
alliés par des vers où se peignent à-la-fois son caractère
inflexible et les passions turbulentes qui agitaient son ame. Mauvais
parent, sujet rebelle, ami dangereux, il dépouilla de l' héritage
paternel son frère Constantin; il s' arma contre ses suzerains,
excita les guerres cruelles de Philippe-Auguste et de
Richard-Coeur-de-Lion dont il entretenait sans cesse l' animosité
par ses sirventes outrageants; il jeta la discorde et la désunion
dans la famille royale de Henri II; et dès-lors, pour me servir de
l' expression de Dante (1), Achitophel nouveau d' un nouvel Absalon,
il égara par ses conseils funestes le jeune duc de Guienne (2), et
l' engagea dans plusieurs révoltes contre son père.
(1)
Sappi
ch' i' son Bertram dal Bornio, quelli
Che diedi al re Giovanni i
ma' conforti.
I' feci 'l padre e 'l figlio in se
rebelli:
Achitofel no fe più d' Absalone
E di David co'
malvagi pungelli.
Dante, Inferno, ch. XXVIII.
(2) Henri,
dit le Jeune, surnommé au court-mantel, couronné le 15 juin 1170,
du vivant de Henri II, son père, et mort à l' âge de vingt-huit
ans, le 11 juin 1183, au château de Martel en Querci, dans le temps
où il se préparait à recommencer la guerre contre son père.
Je
citerai de ce troubadour célèbre un sirvente guerrier dans lequel
il exprime sa passion pour les combats. Cette pièce semble avoir été
inspirée par l' ivresse du carnage, au milieu des horreurs du champ
de bataille. (3: Dans quelques manuscrits elle est attribuée à
différents troubadours.)
Be m play lo douz temps de pascor
Que
fai fuelhas e flors venir;
E play mi quant aug la baudor
Dels
auzels que fan retentir
Lor chan per lo boscatge;
E
plai me quan vey sus els pratz
Tendas e pavallos fermatz;
E plai m' en mon coratge,
Quan vey per campanhas rengatz
Cavalliers ab cavals armatz.
E play mi quan li corredor
Fan las gens e 'ls avers fugir;
E
plai me quan vey aprop lor
Gran ren d' armatz ensems brugir;
Et
ai gran alegratge,
Quan vey fortz castelhs assetjatz,
E murs
fondre e derocatz,
E vey l' ost pel ribatge
Qu' es tot entorn
claus de fossatz
Ab lissas de fortz pals serratz.
Atressi m
play de bon senhor
Quant es primiers a l' envazir,
Ab caval
armat, ses temor;
C' aissi fai los sieus enardir
Ab valen
vassallatge;
E quant el es el camp intratz,
Quascus deu esser
assermatz,
E segr' el d' agradatge,
Quar nulhs hom non es ren
prezatz
Tro qu' a manhs colps pres e donatz.
Lansas e brans,
elms de color,
Escutz traucar e desguarnir
Veyrem a l' intrar
de l' estor,
E manhs vassalhs ensems ferir,
Don anaran a
ratge
Cavalhs dels mortz e dels nafratz;
E ja pus l' estorn er
mesclatz,
Negus hom d' aut paratge
Non pens mas d' asclar caps
e bratz,
Que mais val mortz que vius sobratz.
Ie us dic que tan
no m' a sabor
Manjars ni beure ni dormir,
Cum a quant aug
cridar: A lor!
D' ambas las partz; et aug agnir
Cavals voitz
per l' ombratge,
Et aug cridar: Aidatz! Aidatz!
E vei cazer per
los fossatz
Paucs e grans per l' erbatge,
E vei los mortz que
pels costatz
An los tronsons outre passatz.
Baros, metetz en
gatge
Castels e vilas e ciutatz,
Enans q' usquecs no us
guerreiatz.
Papiol (1), d' agradatge
Ad Oc e No
(2) t' en vai viatz,
Dic li que trop estan en patz.
(1) C'
est le nom du jongleur de Bertrand de Born.
(2)
Nom déguisé sous lequel le poëte désigne dans un grand nombre de
ses pièces Richard-Coeur-de-Lion.
Bien me plaît le doux temps de printemps
Qui fait feuilles et fleurs venir;
Et
plaît à moi quand j' entends la réjouissance
Des oiseaux qui
font retentir
Leur chant par le bocage;
Et
plaît à moi quand je vois sur les prés
Tentes et pavillons
plantés;
Et plaît à moi en mon cœur,
Quand je vois par les campagnes rangés
Cavaliers
avec chevaux armés.
Et il me plaît quand les coureurs
Font les gens et les troupeaux fuir;
Et
il me plaît quand je vois après eux
Beaucoup de soldats
ensemble gronder;
Et
j' ai grande alégresse,
Quand je vois forts châteaux
assiégés,
Et murs crouler et déracinés,
Et que je vois l'
armée sur le rivage
Qui est tout alentour clos de fossés
Avec
des palissades de forts pieux fermés.
Également me plaît de bon
seigneur
Quand il est le premier à l' attaque,
Avec cheval
armé, sans crainte;
Vû qu' ainsi il fait les siens enhardir
Avec
vaillante prouesse;
Et quand il est au camp entré,
Chacun doit
être empressé,
Et suivre lui de gré,
Car nul homme n' est
rien prisé
Jusqu' à ce qu' il a maints coups reçus et
donnés.
Lances et épées, heaumes de couleur,
Écus percer et
dégarnir
Nous verrons à l' entrée du combat,
Et maints
vassaux ensemble frapper,
D' où iront à l' aventure
Chevaux
des morts et des blessés;
Et lorsque le combat sera mêlé,
Qu'
aucun homme de haut parage
Ne pense qu' à fendre têtes et
bras,
Vû que mieux vaut mort que vif vaincu.
Je vous dis que
tant ne m' a saveur
Manger ni boire ni dormir,
Comme a quand j'
entends crier: A eux!
Des deux parts; et que j' entends
hennir
Chevaux démontés par la forêt,
Et que j' entends
crier: Aidez! Aidez!
Et que je vois tomber dans les fossés
Petits
et grands sur l' herbe,
Et que je vois les morts qui par les
flancs
Ont les tronçons outre-passés.
Barons, mettez en
gage
Châteaux et villages et cités,
Avant que chacun ne vous
guerroyez.
Papiol, de bonne grace
Vers Oui et Non t' en va
promptement,
Dis-lui que trop ils sont en paix.
Les
troubadours distinguaient deux espèces de sirventes; le sirvente
proprement dit, et celui qu' ils désignaient par la dénomination de
Joglaresc, joglaresque, parce qu' il était sans doute livré aux
jongleurs qui le chantaient ou le débitaient devant les personnes
dont ils étaient accueillis.
Le caractère principal du sirvente
joglaresque semble avoir été de réunir l' éloge et la satire. On
lit dans les vies manuscrites que Folquet de Romans et Augier firent
des pièces de ce genre, dans lesquelles ils louaient les preux et
blâmaient les méchants. (1)
Toutefois le biographe de Pierre
Guillem donne aussi le nom de sirventes joglaresques aux pièces de
ce troubadour, qui dénonçaient seulement les vices des barons.
(2)
Le simple titre de sirvente est donné aux pièces de
Guillaume de Bergedan, quoique, selon l' auteur de sa vie, il y
parlât mal des uns et bien des autres. (3)
(1) “Folquet de
Romans... fez sirventes joglaresc de lausar los pros e de blasmar los
malvatz.” MS. R. 7225, fol. 189.
“Ogiers... fez sirventes
joglaresc que lauzava l' uns e blasmava los autres.” Id. 7225,
fol. 190.
(2) “Peire Guillems... fez sirventes joglaresc e de
blasmar los baros.”
MS. R. 7225, fol. 110.
(3) “Guillems
de Berguedan... bons sirventes fetz on disia mals als uns e bens als
autres.” Id. 7225, fol. 192.
On
trouve également des pièces intitulées sirventes, qui ne
contiennent rien de satirique. J' indiquerai la pièce de Giraud de
Calanson, uniquement consacrée à des instructions sur l' art des
jongleurs.
Elle n' est point divisée en couplets, et commence
ainsi:
Fadet joglar
Co potz pensar...
C' ades te
do
Sirventes bos
C' om no 'l puesca desmentir!
(a: Insensé
jongleur,
Comment peux-tu penser...
Que maintenant je te
donne
Sirvente bon
Qu' on ne le puisse démentir!)
Giraud de
Calanson: Fadet.
Quoi qu' il en soit, il est certain que l'
humeur sévère, chevaleresque et galante des troubadours sut
quelquefois, dans une même pièce de ce genre, mêler la satire
mordante et l' enthousiasme militaire à la courtoisie la plus
délicate.
Ce contraste est frappant dans un sirvente qui paraît
être dirigé contre Henri II, roi d' Angleterre, lorsque renouvelant
les anciennes prétentions des ducs d' Aquitaine sur le comté de
Toulouse, il vint assiéger en 1159 cette ville, et fut bientôt
forcé par Louis-le-Jeune d' abandonner son entreprise. Le poëte
commence chaque couplet par des vers satiriques ou par une apostrophe
guerrière; et ramenant ensuite sa pensée vers l' amour, il passe
adroitement à l' éloge de sa maîtresse.
Quoique cette pièce ne
se trouve que dans un seul manuscrit, et qu' elle présente quelques
difficultés et plusieurs incorrections, je crois devoir la
rapporter.
Er can li rozier
So ses flor ni grana,
E 'l
ric menuzier
An cassa per sana,
M' es pres cossirier,
Tan me
platz lor tensa,
De far sirventes;
Car en vil tenensa
An tot
bon pretz mes:
E car may
Me ten gay
Amors, que non fay
El
bel temps de may,
Eras soy gais, cuy que pes,
Tals joy m' es
promes.
Man caval corssier
Veirem vas Tarzana,
Devas
Balaguier,
Del pros rey que s vana
C’ a pretz a
sobrier;
Venra ses falhensa
Lay en Carcasses;
Mas ges gran
temensa
Non an li franses:
Mas ieu n’ ai
De vos sai,
Dona,
que m’ esglai
Lo desir qu’ ieu n’ ay
Del vostre bel cors
cortes,
Complit de totz bes.
Cel armat destrier,
Ausberc,
lansa plana,
E bon bran d' assier,
E guerra propdana
Pretz
may que lebrier
Ni brava parvensa,
Ni patz en c' om es
Mermatz
de tenensa,
Baissatz e sotz mes;
E car sai
Pretz verai
En
vos cui aurai,
Dona, o 'n morrai,
Pretz may car m' es en
defes
Que s' autra m' agues.
Be
m plazo l' arquier
Pres la barbacana,
Cant trazo 'l peirier,
E
'l mur dezanvana,
E per mant verdier
Creis la ost e gensa;
E
volgra 'l plagues
Aital captenensa
Lay al rey engles,
Com mi
play
Can retrai
Com avez ab jay,
Dona, joven sai,
E de
beutat pretz conques,
Que no us en falh res.
Et agra
entier
Pretz cuy quecx soana,
S' ab aital mestier
Crides
say: Guiana!
E fera 'l premier,
L' onratz coms Valensa;
Car
sos sagels es
De tan breu legensa
Qu' ieu non o dic ges;
Mas
dirai
Que ab glay
Amor ay:
Dona, que farai,
Si ab vos no
m val merces,
O ma bona fes?
Senhor gay
E veray,
Que
s sap de tot play
Onrar, qu' ieu o say,
De
Tolza e d' Aganes,
Malgrat dels franses.
Bernard Arnaud de
Montcuc.
(a)
Maintenant quand les rosiers
Sont sans
fleur et sans graine,
Et que les riches inférieurs
Ont
chasse par champ,
Il m' est pris envie,
Tant me plaît leur
querelle,
De faire un sirvente;
Car en vil état
Ils ont
tout bon prix mis:
Et parce que plus
Me tient gai
Amour, que
ne fait
Le beau temps de mai,
Maintenant je suis gai, à qui
que cela pèse,
Tel bonheur m' est promis.
Maint cheval
coureur
Nous verrons vers Tarzane,
Près de Balaguier,
Du
preux roi qui se vante
Qu' il a prix avec supériorité;
Il
viendra sans faute
Là en Carcassonne;
Mais point grand peur
N’
ont les Français:
Mais j' en ai
De vous ici,
Dame, vû que
m’ effraie
Le desir que j' en ai
De votre beau corps
courtois,
Accompli de tous biens.
Cet armé
destrier,
Haubert, lance polie,
Et bon glaive d' acier,
Et
guerre prochaine
Je prise plus que levrier
Ni altière
apparence,
Ni paix en quoi on est
Diminué de
possession,
Abaissé et dessous mis;
Et parce que je sais
Prix
véritable
En vous que j' aurai,
Dame, ou j' en mourrai,
Je
prise plus de ce que vous m' êtes en manquement
Que si une autre
j' eusse.
Bien me plaisent les archers
Près la
barbacane,
Quand lancent les pierriers,
Et que le mur s'
écroule,
Et que par maints vergers
Croît l' armée et s'
arrange;
Et je voudrais que lui plût
Telle domination
Là
au roi anglais,
Comme me plaît
Quand je retrace
Comme vous
avez avec joie,
Dame, grace ici,
Et de beauté prix conquis,
Vû
qu' il ne vous en manque rien.
Et il aurait entier
Honneur
celui que chacun déprise,
Si avec un tel soin
Il criait ici:
Guienne!
Et frappait le premier,
L' honoré comte Valence;
Car
son sceau est
De si petite importance
Que je ne le dis
point;
Mais je dirai
Qu' avec frayeur
Amour j' ai:
Dame,
que ferai-je,
Si avec vous ne me vaut merci,
Ou ma bonne
foi?
Seigneur gai
Et vrai,
Qui se sait de toute
querelle
Honorer, vû que je le sais,
De Toulouse et d'
Agenois,
Malgré les Français.
La Sixtine.
Arnaud
Daniel passe pour l' inventeur de la sixtine: il est certain que la
première pièce de ce genre se trouve dans les poésies de ce
troubadour, qui semble avoir fait sa principale étude d' accumuler
dans ses vers des combinaisons gênantes et des rimes difficiles;
aussi sont-ils généralement obscurs et très souvent
inintelligibles. (1:
“E pres una maneira de trobar en caras
rimas, per que las soas cansons non son leus ad entendre ni ad
aprendre.”
MS. R. 7225, fol. 65.
On a remarqué que c' est à
ce talent particulier de mettre des entraves à la poésie, qu'
Arnaud Daniel dut les brillants éloges que lui prodiguèrent les
anciens auteurs italiens, et notamment Dante et Pétrarque, qui l' un
et l' autre imitèrent souvent les jeux de mots et les complications
bizarres de ce troubadour.)
La sixtine était composée de six
couplets; chaque couplet avait six vers qui ne rimaient point entre
eux: les mots obligés ou bouts-rimés qui formaient les terminaisons
des vers du premier couplet étaient répétés à la fin des vers de
tous les couplets suivants, dans un ordre très-compliqué, mais
néanmoins régulier.
Les bouts-rimés du deuxième couplet se
composaient de ceux du premier couplet, en prenant alternativement le
dernier bout-rimé, puis le premier, et successivement ainsi de bas
en haut, et de haut en bas, jusqu' à ce que tous les bouts-rimés
fussent employés.
Le même ordre de retour avait lieu pour chaque
couplet suivant, qui se combinait d' une manière semblable avec le
couplet précédent.
Enfin la pièce était terminée par un envoi
de trois vers dans lequel tous ces bouts-rimés se trouvaient
répétés.
Dans la sixtine suivante, le premier vers de chaque
couplet est de sept syllabes et les autres de dix.
Lo ferm voler
qu' el cor m' intra
No m pot ges becx escoyssendre ni ongla
De
lauzengier, que pert per mal dir s' arma;
E pus no l' aus batre ab
ram ni ab verja,
Sivals ab frau, lai on non aura oncle,
Jauzirai
joy dins vergier o dins cambra.
Quan mi sove de la cambra
On
a mon dan sai qu' om del mon non intra,
Ans
me son tug pus que nebot ni oncle,
Non ai membre no m fremisca ni
ongla,
Aissi cum fai l' efans denan la verja,
Quar paor ai no
'l sia prop de s' arma.
Del cors li fos non de l' arma,
Que
m cossentis a celat dins sa cambra,
Quar plus mi nafra 'l cors
que colp de verja,
Quar lo sieus sers lai ont ilh es non intra;
Tos temps serai ab lieys cum carn et ongla,
Ja non creirai
castic d' amic ni d' oncle.
Anc la seror de mon oncle
Non
amiei tan ni plus, per aquest' arma,
Qu' aitan vezis cum es lo
detz de l' ongla,
S' a lieys plagues, volgr' esser de sa
cambra;
De me pot far l' amors qu' ins el cor m' intra
Miels
so voler, cum fortz de frevol verja.
Pus floric la seca
verja
Ni d' En Adam mogron nebot et oncle,
Tan fin' amors cum
selha qu' el cor m' intra
Non cug fos mais ni en cor ni en
arma;
On qu' ilh estey, o en plan o dins cambra,
Mos cors de
lieys no s part tan cum ten l' ongla.
Qu' aissi s' enpren e s'
enongla
Mon cor en lieys cum l' escors' en la verja,
Qu' ilh m'
es de joy tors e palais e cambra,
Et am la mais no fas cozin ni
oncle,
Qu' en paradis n' aura doble joy m' arma,
Si ja nulhs
hom per ben amar lai intra.
Arnautz
tramet son cantar d' ONGLA e d' ONCLE,
Ab grat de lieys qui de sa
VERJA l' ARMA,
Son dezirat qu' apres, dins CAMBRA INTRA.
Arnaud Daniel.
----
Le
ferme vouloir qui au cœur m' entre
Ne me peut point le bec
arracher ni l' ongle
Du médisant, qui perd pour mal dire son
ame;
Et puisque je ne l' ose battre avec rameau ni avec verge,
Du
moins avec adresse, là où n' aura oncle,
Je jouirai de joie dans
verger ou dans chambre.
Quand il me souvient de la chambre
Où
à ma perte je sais qu' homme du monde n' entre,
Alors me sont
tous plus que neveu ni oncle,
Je n' ai membre qui ne me frémisse
ni ongle,
Ainsi comme fait l' enfant devant la verge,
Car peur
j' ai que je ne lui sois proche de son ame.
Du corps je lui
fusse non de l' ame,
Afin qu' elle me consentît secrètement dans
sa chambre,
Car plus elle me blesse le corps que coup de
verge,
Vû que le sien serf là où elle est n' entre;
Tout
temps je serai avec elle comme chair et ongle,
Jamais je ne
croirai conseil d' ami ni d' oncle.
Jamais la sœur de mon
oncle
Je n' aimai tant ni plus, par cette ame,
Vû qu' aussi
voisin comme est le doigt de l' ongle,
Si à elle plaisait, je
voudrais être de sa chambre;
De moi peut faire l' amour qui dans
le cœur m' entre
Mieux son vouloir, comme fort de faible
verge.
Puisque fleurit la sèche verge,
Et que du
seigneur Adam sortirent neveu et oncle,
Tant pure amour comme
celle qui au cœur m' entre
Je ne crois fût plus ni en cœur ni
en ame;
Où qu' elle soit, ou en plaine ou dans chambre,
Mon
cœur d' elle ne se sépare tant comme tient l' ongle.
Vû qu'
ainsi s' éprend et s' attache
Mon cœur en elle comme l' écorce
en la verge,
Vû qu' elle m' est de joie tour et palais et
chambre,
Et je l' aime plus que je ne fais cousin ni oncle,
Vû
qu' en paradis en aura double joie mon ame,
Si jamais aucun homme
pour bien aimer là entre.
Arnaud
transmet son chanter d' ongle et d' oncle,
Avec gré de celle qui
de sa verge l' arme,
Son desir qu' après dans chambre il
entre.
Descort.
Ce mot signifie proprement Discordance:
il fut appliqué aux pièces irrégulières qui n' avaient pas à
chaque couplet, comme la plupart de celles des troubadours, des rimes
semblables, un même nombre de vers, ou une mesure égale.
Selon
les notes biographiques des manuscrits, le premier descort fut
composé par Garin d' Apchier. (1. “Garins d' Apchier... fetz lo
premier descort que anc fos faitz.”)
MS. R. 7225, fol.
191.
Assez souvent le descort n' était pas divisé en
couplet, et il était alors en vers de différentes mesures. (2: Tome
3, p. 133, 396.)
Lorsqu' il était divisé en couplets, il pouvait
être chanté, et le poëte y employait parfois des idiomes
différents.
Voici un descort de Rambaud de Vaqueiras; les
couplets n' offrent ni le même nombre de vers, ni le même idiôme.
Selon Crescimbeni, le premier couplet est en roman,
le second en toscan,
le troisième en français,
le quatrième en gascon,
le cinquième en espagnol,
et enfin le sixième est un mélange
de ces divers idiômes.
Eras
quan vey verdeyar
Pratz e vergiers e boscatges,
Vuelh un
Descort comensar
D' amor, per qu' ieu vauc a ratges;
Q' una
domna m sol amar,
Mas camjatz l' es sos coratges,
Per qu' ieu
fauc dezacordar
Los motz e 'l sos e 'ls lenguatges.
Ieu
sui selh que be non ayo,
Ni jamais non l' avero
Per abrilo ni
per mayo,
Si per mia dona non l' o;
Certo que en son
lenguaio,
Sa gran beutat dir no so:
Plus fresqu' es que flors
de glayo,
E ja no m' en partiro.
Belha, doussa, dama
chera,
A vos me don e m' autroy;
Ja n' aurai ma joy enteira,
Si
je n' ai vos e vos moy;
Molt estes mala guerreya,
Si je muer
per bona foy;
E ja per nulha maneira
No m partrai de vostra
loi.
Dauna, io me rent a bos,
Quar eras m' es bon' e
bera;
Ancse es guallard' e pros,
Ab que no m fossetz tan
fera;
Mout abetz beras faissos
Ab coror fresqu' e novera;
Bos
m' abetz, e s' ieu bs aguos,
No m sofranhera fiera.
Mas tan
temo vostro pleito,
Todo 'n soy escarmentado;
Por vos ai pena e
maltreyto
E mei corpo lazerado;
La nueyt, quan soy en mey
leito,
Soi mochas ves resperado
Por vos, cre, e non
profeito;
Falhit soy en mey cuidado,
Mais que falhir non
cuydeyo.
Belhs Cavaliers, tant es cars
Lo vostr' onratz
senhoratges,
Que quada jorno m' esglayo.
Oy! me, lasso! que
faro,
Si seli que g' ey plus chera
Me
tua, no sai por qoy?
Ma dauna, fe que dey bos,
Ni peu cap
sanhta Quitera,
Mon corasso m' avetz trayto,
E mout gen faulan
furtado.
----
Maintenant
quand je vois reverdir
Prés et vergers et bocages,
Je veux un
descort commencer
D' amour, par quoi je vais à l' aventure;
Vû
qu' une dame a coutume de m' aimer,
Mais changé lui est son
cœur,
C' est pourquoi je fais discorder
Les mots et le son et
les langages.
Je suis celui qui bien n' ai,
Ni jamais ne l'
aurai
Par avril ni par mai,
Si par ma dame je ne l' ai;
Certain
qu' en son langage,
Sa grande beauté dire je ne sais:
Plus
fraîche elle est que fleur de glayeul,
Et jamais je ne m' en
séparerai.
Belle, douce, dame chère,
A vous je me donne et m'
octroie;
Jamais je n' aurai ma joie entière,
Si je n' ai vous
et vous moi;
Moult vous êtes méchante ennemie,
Si je meurs
par bonne foi;
Et jamais par nulle manière
Je ne me séparerai
de votre loi.
Dame, je me rends à vous,
Car maintenant
vous m' êtes bonne et vraie;
Toujours vous êtes gaillarde et
brave,
Pourvu que vous ne me fussiez si cruelle;
Moult vous
avez vraies façons
Avec couleur fraîche et nouvelle;
Vous m'
avez, et si je vous avais,
Ne me manquerait foire.
Mais
tant je crains votre querelle,
Tout j' en suis châtié;
Par
vous j' ai peine et tourment
Et mon corps lacéré;
La nuit,
quand je suis en mon lit,
Je suis maintes fois réveillé
Par
vous, je crois, et ne profite;
Trompé je suis en mon penser,
Plus
que tromper je ne pensai.
Beau
Cavalier, tant est cher
La votre honorée seigneurie,
Que
chaque jour je m' effraie.
Oh! moi, hélas! que ferai-je,
Si
celle que j' ai plus chère
Me tue, je ne sais pourquoi?
Ma
dame, foi que je dois à vous,
Et par le chef de sainte
Quitère,
Mon coeur vous m' avez arraché,
Et en moult bien
parlant dérobé.
Pastorelle.
Quoique les manuscrits
des troubadours ne contiennent que des pastorelles de poëtes qui ont
vécu dans le treizième siècle, comment ne pas admettre qu' on en
composait à des époques plus anciennes, lorsqu' il est dit
textuellement dans la vie manuscrite de Cercamons, qu' il fit des
pastorelles a la manière antique? (1) d' où l' on doit conclure que
le biographe de ce troubadour savait, du moins par tradition, qu' il
y avait eu long-temps avant Cercamons des pièces de ce genre.
Les
pastorelles que contiennent les manuscrits peuvent être regardées
comme des espèces d' églogues dialoguées entre le poëte et une
bergère ou un berger. Ces sortes de pièces commencent ordinairement
par un petit récit qui indique le lieu de la scène, et sert à
amener l' entretien
supposé du troubadour avec un autre
interlocuteur toujours pris dans la classe villageoise. (1-a: Tome 3,
p. 165.)
(1) “Cercamons... trobet pastoretas a la usanza
antiga.”
MS. R. 7225, fol. 133.
Quelquefois le
poëte se sert de la simplicité même de ce cadre, et sous le
prétexte de peindre les sentiments de ses personnages, il charme sa
douleur ou donne à son amante les témoignages les plus délicats de
tendresse et de constance. Giraud Riquier est l' un des troubadours
qui ont le mieux réussi dans ce genre de poésie où les graces de
la naïveté se joignent presque toujours au sentiment. Ses
pastorelles sont encore remarquables en ce qu' elles font suite les
unes aux autres; c' est la même bergère qu' il rencontre chaque
fois; elle écoute ses plaintes, elle le console; cette pitié le
séduit; il veut oublier auprès d' elle l' ingrate qui le désespère,
mais tout-à-coup le nom de sa maîtresse lui échappe, l'
enchantement cesse, il voit plus que l' image chérie, et s' éloigne
en gémissant. (2: Tom. 3, p. 462, et suiv.)
On trouve aussi des
pièces intitulées vaqueyras, vachères; elles ne diffèrent point
des pastorelles, si ce n' est que le dialogue le dialogue a lieu
entre le poëte et une bergère qui garde des vaches.
Les
pastorelles où figurent des bergers, sont rares dans les poésies
des troubadours. J' en citerai un exemple:
L' autr' ier lonc un
bosc fulhos
Trobiey en ma via
Un pastre mout
angoyssos,
Chantan, e dizia
Sa chanson: Amors,
Ie m clam
dels lauzenjadors,
Car la dolors
Qu’ a per els m' amia
Mi
fay piegz que 'l mia.
Pastre, lauzengier gilos
M’ onron
chascun dia,
E dizon qu’ ieu sui joyos
De tal drudaria
Don
mi creis honors,
E non ai autre socors;
Pero 'l paors
Que
ilh n’ an seria
Vertatz, s’ ieu podia.
Senher, pus lor
fals ressos
De lor, gelosia
Vos platz, pauc etz amoros;
Quar
lor fellonia
Part mans amadors,
Qu' ieu pert mi dons pels
trachors;
Et es errors
E dobla folhia
Qui en lor se
fia.
Pastre, ieu no sui ges vos,
Qu’ el maritz
volria
Bates mi dons a sazos,
Qu' adoncx la m daria;
Quar
per aitals flors
Las an li gilos peiors;
Qu’ ab las
melhors
Te dan vilania,
E y val cortezia.
Cadenet.
L'
autre jour le long d' un bois feuillu
Je trouvai en ma voie
Un
pâtre moult angoisseux,
Chantant, et disait
Sa chanson:
Amour,
Je me plains des médisants,
Car la douleur
Qu’ a
par eux mon amie
Me fait pire que la mienne.
Pâtre, les
médisants jaloux
M’ honorent chaque jour,
Et disent que je
suis joyeux
De telle amour
Dont me croît honneur,
Et je n’
ai autre secours;
Mais la peur
Qu' ils en ont serait
Vérité,
si je pouvais.
Seigneur, puisque leur faux redit
De leur
jalousie
Vous plaît, peu vous êtes amoureux;
Car leur
félonie
Sépare maints amants,
Vû que je perds ma dame par
les traîtres;
Et est erreur
Et double folie
Qui en eux se
fie.
Pâtre, je ne suis point vous,
Vû que le mari je
voudrais
Bâtit ma dame quelquefois,
Vû qu' alors il la me
donnerait;
Car par telle fleur
Les ont les jaloux pires;
Vû
qu' avec les meilleures
Tient dommage vilenie,
Et y vaut
courtoisie.
Bref-double.
Il est fort difficile de
déterminer le caractère qui distingue le bref-double, genre de
poésie qu' on ne trouve qu' assez tard et même rarement chez les
troubadours. Peut-être ce titre faisait-il allusion au petit nombre
de couplets dont la pièce se composait, et au petit nombre de vers
de chaque couplet.
Amors m' auci, que m fai tant abelhir
Sella
que m plai, quar neys no m n' eschai gratz,
Ni ai poder ni cor qu'
allor me vir;
Et es me mortz, qu' ieu ben am non amatz,
Per que
mos chans diversa.
Mout ai chantat que anc no plac auzir
A
lieys qu' ieu am; per que m suy acordatz,
Pus mas chansos ab pretz
no vol grazir, (b)
Qu' est breu doble fassa, e si li platz,
Tenrai
via traversa.
Nueg e jorn pes co pogues avenir
En far son grat,
per que m suy assajatz
En tans chantars, qu' estiers non li aus
dir
Los mals qu' ieu tray, et on pus suy sobratz,
Ieu la truep
pus enversa.
Mos Belhs Deportz, est noms me fai mentir,
Qu'
ab desconort lo dic; quar no m' aidatz,
Mos dobles mals se
tersa.
Giraud Riquier.
-----
Amour m' occit, vû qu' elle me
fait tant charmer
Celle qui me plaît, car même il ne m' en
échoit gré,
Ni n' ai pouvoir ni cœur qu' ailleurs je me
tourne;
Et est à moi mort, vû que bien j' aime non aimé,
C'
est pourquoi mon chant varie.
Beaucoup j' ai chanté ce que
jamais ne plût ouïr
A elle que j' aime; c' est pourquoi je me
suis accordé,
Puisque mes chansons avec prix ne veut agréer,
Que
ce bref-double je fasse, et s' il lui plaît,
Je tiendrai voie
traverse.
Nuit et jour je pense comment je pourrais arriver
A
faire son gré, c' est pourquoi je me suis essayé
En tant
chansons, vû qu' autrement je ne lui ose dire
Les maux que je
traîne, et lorsque plus je suis vaincu,
Je la trouve plus
contraire.
Mon Beau Plaisir, ce nom me fait mentir,
Vû qu'
avec chagrin je le dis; parce que vous ne m' aidez,
Mon double mal
se tierce.
Pièces
a refrain.
Les troubadours firent un usage assez fréquent du
retour périodique d' un ou de plusieurs vers à la fin de chaque
couplet d' une pièce; (1) quelquefois même elle commençait par des
vers détachés qui servaient ensuite de refrain à tous les couplets
suivants. (2)
Parmi les nombreuses pièces de ce genre,
quelques-unes eurent des noms particuliers. Je ferai connaître les
principales.
Aubade et sérénade.
L' alba ou aubade
était un chant d' amour (3) dans lequel le poëte exprimait en
général le bonheur qu' il avait goûté pendant une nuit propice,
et ses regrets causés par le lever de l' aube matinale qui le
forçait de quitter l' objet de sa tendresse. (4)
Dans la Serena
ou sérénade, l' amant au contraire gémissait dans l' attente du
soir, et accusait la longueur du jour qui le séparait de sa dame.
(5)
Dans l' une, le mot Alba, aube, et dans l' autre, le mot Sers,
soir, étaient placés dans le refrain ordinairement répété à la
fin de chaque couplet. (6)
(1) Tome 3, page 192.
(2) Id. page
441.
(3) Il y a quelques aubades dont le sujet est religieux.
(4)
Tome 3, pag. 251, 313, 461.
(5) Id. p. 466.
(6) J' ai trouvé
dans le MS. R. 7226, fol. 383, v°, une aubade qui n' a pas de
refrain; elle commence ainsi: Ab la genser que sia.
Le
caractère distinctif de ces sortes de pièces est un mélange de
sentiment gracieux et de mélancolie naïve qu' on trouve rarement au
même degré dans les autres compositions des troubadours. Rien ne me
paraît plus délicat et plus tendre que l' aubade suivante. Elle est
l' ouvrage d' une femme dont le nom est inconnu.
En un
vergier, sotz fuelha d' albespi,
Tenc la dompna son amic costa
si,
Tro la gayta crida que l' alba vi.
Oy dieus! oy dieus! de
l' alba tan tost ve!
Plagues a dieu ja la nueitz non
falhis,
Ni 'l mieus amicx lonc de mi no s partis,
Ni la gayta
jorn ni alba no vis.
Oy dieus! oy dieus! de l' alba tan tost
ve!
Bels dous amicx, baizem nos ieu e vos
Aval els pratz on
chanto 'ls auzellos,
Tot o fassam en despieg del gilos.
Oy
dieus! oy dieus! de l' alba tan tost ve!
Bels
dous amicx, fassam un joc novel
Ins el jardi on chanton li
auzel,
Tro la gayta toque son caramel.
Oy dieus! oy dieus! de
l' alba tan tost ve!
Per la doss' aura qu' es venguda de
lay
Del mieu amic belh e cortes e gay,
Del sieu alen ai begut
un dous ray.
Oy dieus! oy dieus! de l' alba tan tost ve!
La
dompna es agradans e plazens;
Per sa beutat la gardon mantas
gens,
Et a son cor en amar leyalmens.
Oy dieus! oy dieus! de l'
alba tan tost ve!
MS. R. 7226, fol. 383, v°.
-----
En
un verger, sous feuille d' aubépine,
Tient la dame son ami contre
soi,
Jusqu' à ce que la sentinelle crie que l' aube elle voit.
Oh
Dieu! oh Dieu! que l' aube tant tôt vient!
Plût à Dieu que
jamais la nuit ne cessât,
Et que le mien ami loin de moi ne se
séparât,
Et que la sentinelle jour ni aube ne vît.
Oh Dieu!
oh Dieu! etc.
Beau doux ami, baisons-nous moi et vous
Là-bas
aux prés où chantent les oiselets,
Tout ce faisons en dépit du
jaloux.
Oh Dieu! oh Dieu! etc.
Beau doux ami, faisons un
jeu nouveau
Dans le jardin où chantent les oiseaux,
Jusqu' à
ce que la sentinelle touche son chalumeau.
Oh Dieu! oh Dieu!
Etc.
Par le doux souffle qui est venu de-là
Du mien ami
beau et courtois et gai,
De son haleine j' ai bu un doux rayon.
Oh
Dieu! oh Dieu! etc.
La dame est agréable et plaisante;
Pour
sa beauté la regardent maintes gens,
Et elle a son cœur en aimer
loyalement.
Oh Dieu! oh Dieu! que l' aube tant tôt
vient!
Retroensa.
La retroensa était une pièce à
refrain, ordinairement composée de cinq couplets tous à rimes
différentes. (1: Je ne connais qu' une seule pièce de ce genre dont
toutes les rimes soient semblables; elle n' a que quatre couplets.
Voyez MS. R. 7226, fol. 307, v°: No cugey.)
Pus astres no m' es donatz
Que de mi dons bes m' eschaya,
Ni nulhs mos plazers no 'l platz,
Ni ai poder que m n' estraya,
Ops m' es qu' ieu sia fondatz
En via d' amor veraya;
E puesc n' apenre assatz
En Cataluenha la gaya,
Entre 'ls Catalas valens
E las donas avinens.
Quar dompneys, pretz e valors,
Joys e gratz e cortezia,
Sens e sabers et honors,
Belhs parlars, bella paria,
E largueza et amors,
Conoyssensa e cundia,
Troban mantenh e secors
En Cataluenha a tria,
Entre 'ls Catalas, etc.
Per qu' ieu ai tot mon acort
Que d' els lurs costums aprenda,
Per tal qu' a mon Belh Deport
Done razon que m' entenda,
Que non ai autre conort
Que de murir me defenda,
Et ai cor, per penre port,
Qu' en Cataluenha atenda
Entre 'ls Catalas, etc.
So per qu' amors guazardona
Servir als sieus, don dan prenc,
No y a mas qu' om me rebona,
Quar tan d' afan ne sostenc
E per gandir via tenc
En Cataluenha la bona
Entre 'ls Catalas, etc.
Tan suy d' apenre raissos
So que d' amar ai falhensa,
Que nulhs pessars no m' es bos
Mas selh qu' als verais agensa;
E quar no 'l say ad estros,
Vau per bona entendensa
Querre e trobar cochos
En Cataluenha valensa,
Entre 'ls Catalas valens
Giraud Riquier.
----
Puisque astre ne m' est donné
Que de
ma dame bien m' échoie,
Ni qu' aucun mien plaisir ne lui
plaît,
Ni je n' ai pouvoir que je m' en arrache,
Besoin m' est
que je sois fondé
En voie d' amour vraie;
Et je puis en
apprendre beaucoup
En Catalogne
la gaie,
Parmi les Catalans
vaillants
Et les dames avenantes.
Car galanterie, prix et
valeur,
Joie et gré et courtoisie,
Sens et savoir et
honneur,
Beau parler, belle apparence,
Et largesse et
amour,
Connaissance et agrément,
Trouvent appui et secours
En
Catalogne à choix,
Parmi les Catalans, etc.
C' est pourquoi j'
ai tout mon accord
Que d' eux leurs coutumes j' apprenne,
Pour
ainsi qu' à mon Beau Plaisir
Je donne raison qu' elle m'
entende,
Vû que je n' ai autre consolation
Que de mourir elle
me défende,
Et j' ai cœur, pour prendre port,
Qu' en
Catalogne je tende
Parmi les Catalans, etc.
Et si moi parmi
eux je n' apprends
Ce par quoi amour récompense
Le service aux
siens, dont perte je prends,
Il n’ y a plus qu' on m'
améliore,
Car tant de peine j' en soutiens
Qui m’ a chassé
de Narbonne;
Et pour me soulager voie je tiens
En Catalogne la
bonne
Parmi les Catalans, etc.
Tant
je suis d' apprendre envieux
Ce que d' aimer j' ai faute,
Que
nul penser ne m’ est bon
Excepté celui qui aux sincères
convient:
Et vû que je ne le sais en cachette,
Je vais par
bonne science
Quérir et trouver promptement
En Catalogne la
vaillance,
Parmi les Catalans vaillants
Et les dames avenantes.
Ballade,
Danse, Ronde.
La ballade, la danse, la ronde, étaient des
chansons probablement consacrées, comme leur nom l' indique, à
embellir et à animer les danses.
Les poésies des troubadours
offrent plusieurs exemples de ce genre de pièces, mais il ne paraît
pas qu' elles fussent toujours astreintes à des règles déterminées.
Le plus communément la ballade avait un refrain, et ce refrain,
formé par le vers qui commençait la pièce, ou seulement par les
premiers mots de ce vers, était répété plusieurs fois dans chaque
couplet. (1: Voyez un exemple de ballade sans refrain, MS. R. 7698,
page 228: Lo fin cor.)
Les couplets avaient quelquefois un même
nombre de vers; d' autres fois le premier couplet en contenait
davantage que les autres, et alors ces vers rimaient avec celui qui
dans chaque couplet n' aurait point eu de rimes correspondantes.
Je
citerai un exemple de cette dernière forme, dans lequel le retour
fréquent de la même pensée offre à-la-fois beaucoup de grace et
de naïveté.
Coindeta sui, si cum n' ai greu cossire
Per mon
marit, quar no 'l voill ni 'l desire,
Qu' ieu be us dirai per que
soi aisi drusa,
Coindeta sui;
Quar pauca soi, joveneta e
tosa,
Coindeta sui;
E degr' aver marit don fos joiosa,
Ab
cui tos temps pogues jogar e rire:
Coindeta sui.
Ja deus mi
sal, si ja sui amorosa,
Coindeta sui;
De lui amar mia sui
cubitosa,
Coindeta sui:
Ans quan lo vei, ne soi tan
vergoignosa
Qu' en prec la mort q' el venga tost aucire;
Coindeta
sui.
Mais d' una ren m' en soi ben acordada,
Coindeta sui,
S'
el meu amic m' a s' amor emendada,
Coindeta sui:
Ve 'l bel
esper a cui me soi donada:
Plang e sospir, quar no 'l vei ni 'l
remire;
Coindeta sui.
En aquest son fas coindeta
balada,
Coindeta sui,
E prec a tut que sia loing
cantada,
Coindeta sui,
E que la chant tota domna ensegnada
Del
meu ami q' eu tant am e desire,
Coindeta sui.
E
dirai vos de que sui acordada,
Coindeta sui,
Q' el meu amic m'
a longament amada,
Coindeta sui;
Ar li sera m' amor
abandonada,
E 'l bel esper q' eu tant am e desire,
Coindeta
sui.
Anonyme, MSS. Ricardi et Vat. 3206.
__
Gentille suis,
ainsi que j' en ai grief chagrin
Par mon mari, car je ne le veux
ni ne le desire,
Vû que bien je vous dirai pourquoi je suis ainsi
amante,
Gentille suis;
Parce que petite je suis, jeunette et
fillette,
Gentille suis;
Et je devrais avoir mari dont je fusse
joyeuse,
Avec qui en tout temps je pusse jouer et rire:
Gentille
suis.
Jamais Dieu me sauve, si jamais je suis amoureuse,
Gentille
suis;
De l' aimer point ne suis convoiteuse,
Gentille
suis:
Mais quand je le vois j' en suis tant honteuse,
Que j' en
prie la mort qu' elle le vienne tôt occir;
Gentille suis.
Mais
d' une chose j' en suis bien consentante,
Gentille suis,
Si le
mien ami m' a son amour détournée,
Gentille suis:
Voyez le
bel espoir à qui je me suis donnée:
Je gémis et soupire, parce
que je ne le vois ni ne le contemple;
Gentille suis.
En cet air
je fais gentille ballade,
Gentille suis
Et je prie à tous qu'
elle soit au loin chantée,
Gentille suis,
Et que la chante
toute dame enseignée
Du mien ami que tant j' aime et
desire,
Gentille suis.
Et je vous dirai de quoi je suis
consentante,
Gentille suis,
Vû que le mien ami m' a longuement
aimée,
Gentille suis;
Maintenant lui sera mon amour
abandonnée,
Et le bel espoir que tant j' aime et desire,
Gentille
suis.
Voici un exemple de la danse:
Pres
soi ses faillensa
En tal bevolensa
Don ja no m partrai;
E
quan me pren sovenensa
D' amor cossi m vai,
Tot quan vei m' es
desplazensa,
E tormentz qu' ieu n' ai m' agensa
Per lieis
qu' ieu am mai.
Hai! s' en brieu no la vei, brieumen morai.
En
amor londana
Ha dolor probdana;
Per mi eis o sai,
Que set
jorns de la setmana
Sospir, e ' n dis, hai!
Mortz fos ieu, que
'l via es plana;
Qar non hai razon certana
D' anar, so aten
lai.
Hai! s' en brieu no la vei, brieumen morai.
Ses
par de proeza
Es e de beleza,
Ab fin pretz verai;
E sa
naturals blancheza
Sembla
neu quan chai;
E la colors no i es meza
Pegnen, ans sobra
frescheza
De roza de mai.
Hai! s' en brieu no la vei, brieumen
morai.
Anonyme, MS. Vat. 3206.
–
Pris je suis sans
faute
En telle bienveillance
Dont jamais je ne me séparerai;
Et
quand il me prend souvenance
D' amour comment me va,
Tout ce
que je vois m' est déplaisance,
Et
le tourment que j' ai me plaît.
Pour
elle que j' aime davantage.
Ah! si dans peu je ne la vois, bientôt
je mourrai.
En
amour lointaine
Il y a douleur prochaine;
Par moi-même je le
sais,
Vû que sept jours de la semaine
Je soupire, et j' en
dis, hélas!
Mort fussé-je, vû que la voie est applanie;
Parce
que je n' ai raison certaine
D' aller, cela j' attends là.
Ah!
si dans peu, etc.
Sans
pareille de prouesse
Elle est et de beauté,
Avec fin prix
véritable;
Et sa naturelle blancheur
Semble neige quand elle
tombe;
Et la couleur n' y est mise
En peignant, mais elle
surpasse fraîcheur
De rose de mai.
Ah! si dans peu je ne la
vois, bientôt je mourrai.
La Ronde, sans être à refrain,
avait cependant de deux en deux couplets un retour de vers consistant
en la répetition du dernier vers, qui ayant fini le précédent
couplet, commençait le couplet suivant. La ronde s' appelait
enchainée lorsque l' ordre des rimes était rétrograde, c'
est-à-dire, lorsqu' elles étaient placées dans chaque couplet en
ordre inverse de celui du couplet précédent.
Amors don no
sui clamans
M' a fag donar et estraire,
E dezirar pros e
dans,
Et esser ferms e camjaire,
E percassar plors e chans,
Et
esser pecx e sabens,
---
Amour dont je ne suis plaignant
M'
a fait donner et prendre,
Et desirer profit et perte,
Et être
constant et changeant,
Et pourchasser pleurs et chants,
Et être
imbécille et savant,
Que re no 'l puesc contradire.
Donc,
qual esfortz fa, si m vens,
E m fai languir de dezire
Ses esper
d' esser jauzens!
Ses esper d' esser jauzens,
M' a donat
novelh cossire
Amors per lieys qu' es valens
Tan qu' en perdos
en sospire;
Mas d' aisso m conort al mens,
Que tost m' aucira
l' afans,
Pus que senhor de bon aire,
Ab que bels sabers m'
enans,
Non truep que pro m tenha guaire;
Mas assajar m' ai est
lans. etc.
Giraud Riquier: Pus sabers.
---
Vû que rien je
ne la puis contredire.
Donc, quel effort fait-elle, si elle me
vainc,
Et me fait languir de desir
Sans espoir d' être
jouissant!
Sans espoir d' être jouissant,
M' a donné
nouveau penser
Amour pour elle qui est méritante
Tant que
gratuitement j' en soupire;
Mais de cela je me console au
moins,
Que tôt m' occira la peine,
Puisque seigneur
débonnaire,
Avec qui beau savoir m' avance,
Je ne trouve qui
profit me tienne un peu;
Mais j' essaierai cet élan.
Quelquefois,
dans la ronde enchainée, ce renversement des rimes n' avait lieu que
pour les deux derniers vers de chaque couplet; mais alors d' autres
combinaisons plus compliquées ajoutaient de nouvelles difficultés à
cette forme de poésie, qui a été très peu employée par les
troubadours. (1: Voyez ce même Giraud Riquier, MS. R. 7226, fol.
297, v°:
Voluntiers faria.)
Pièces avec
commentaire.
Les troubadours ajoutèrent quelquefois une
espèce de commentaire aux pièces qu' ils composaient; ces
explications, ordinairement en prose, placées entre chaque couplet,
servaient à en développer le sujet, et à fixer l' attention des
auditeurs.
Il nous reste dans ce genre une pièce de Rambaud d'
Orange, l' un de nos plus anciens troubadours connus; elle est la
seule qui soit parvenue jusqu' à nous.
Escotatz, mas no sai
que s' es,
Senhor, so que vuelh comensar;
Vers, Estribot, ni
Sirventes
Non es, ni nom no 'l sai trobar,
Ni
ges no sai col me fezes,
S' aital no 'l podi' acabar.
Que
ja hom mais no vis fach aital per home ni per femna en est segle, ni
en l' autre qu' es passatz.
Sitot m' o tenetz a fades,
Per
tan no m poiria laissar
Que ieu mon talan non disses;
No m' en
poiria hom castiar:
Tot quant es no pres un poges,
Mas so qu'
ades vei et esguar.
E dir vos ai per que; quar s' ieu vos o avia
mogut, e no us o trazia a cap, tenriatz m' en per folh; quar mais
amaria VI deniers en mon punh que milh soltz al cel.
Ja no m deman
ren far que m pes
Mos amicx, aquo 'l vuelh preguar,
S' als ops
no m vol valer manes,
Pus m' o profer; al lonc tarzar,
Pus leu
que selh que m' a conques,
No m pot nulh autre gualiar.
Tot
aisso dic per una dona que m fai languir ab belhas paraulas et ab
loncx respiegz, no sai per que: pot mi bon esser, senhors?
Que ben
a passat quatre mes,
Oc,
e mais de mil ans so m par,
Que m' a autreiat e promes
Que m
dara so que pus m' es car.
Domna, pus mon cor tenetz
pres,
Adoussatz me ab dous l' amar.
Dieus ajuda, in
nomine patris et filii et spiritûs sancti,
aiso
que sera, dona!
Qu' ieu sui per vos guais, d' ira ples,
Iratz,
jauzens mi faitz trobar:
E sui m' en partitz de tals tres
Qu'
el mon non a, mas vos, lur par;
E sui folhs chantaires
cortes,
Tals qu' om m' en apela joglar.
Dona, far ne podetz a
vostra guiza, quo fetz N' Aima de l' espatla, que l' estuget lai on
li plac. E no sai qu' ieu m' anes al re contan, qu' a gensor mort no
posc morir, si muer per dezirers de vos.
Er fenisc mon no
sai que s' es,
Qu'
aissi l' ai volgut batejar:
Pus mais d' aital non auzi ges,
Be
'l dey en aissi apellar;
E chan lo, quan l' aura apres,
Qui que
s' en vuelha azautar.
Vai, Ses
Nom;
e qui t demanda qui t' a fag, digas li d' En Rainbaut, que sab ben
far tota fazenda, quan se vol.
--
Écoutez,
mais je ne sais ce que c' est,
Seigneurs, ce que je veux
commencer;
Vers, Estribot, ni Sirvente
N' est, ni nom ne lui
sais trouver,
Ni point ne sais comme je le fisse,
Si ainsi je
ne le pouvais achever.
Vû que jamais on ne vit fait ainsi par
homme ni par femme en ce siècle, ni en l' autre qui est
passé.
Quoique vous me le teniez à fadaise,
Toutefois je ne
pourrais laisser
Que mon desir je ne disse;
Ne m' en pourrait
homme enseigner:
Tout ce qui est je ne prise une pougeoise,
(*)
Excepté ce que maintenant je vois et regarde.
Et je vous
dirai pourquoi; parce que si je vous l' avais commencé, et ne vous
le mettais à chef, vous m' en tiendriez pour fol; car plus j'
aimerais six deniers en mon poing que mille sols au ciel.
Jamais
ne me demande rien faire qui me pèse
Mon ami, de cela je le veux
prier,
(*) Monnaie d' une très petite valeur. (N. E. pugesa)
Si
autre secours ne me veut valoir aussitôt,
Puisque me cela
profite; au long tarder,
Plus vîte que celui qui m' a conquis,
Ne
me peut nul autre bafouer.
Tout cela je dis pour une dame qui me
fait languir avec belles paroles et
avec longs répits, je ne sais
pourquoi: peut-il à moi bon être, seigneurs?
Vû que bien a
passé quatre mois,
Oui,
et plus de mille ans cela me paraît,
Qu' elle m' a octroyé et
promis
Qu' elle me donnera ce qui plus m' est cher.
Dame,
puisque mon cœur vous tenez pris,
Adoucissez-moi avec le doux l'
amer.
Dieu aide, au nom du père et du fils et du saint-esprit, ce
qui sera, dame!
Vû que je suis par vous gai, d' ire
plein,
Triste, joyeux vous me faites trouver:
Et je m' en suis
séparé de telles trois
Qu' au monde il n' y a, excepté vous,
leur pareille;
Et je suis fou chanteur courtois,
Tel qu' on m'
en appelle jongleur.
Dame, faire en pouvez à votre guise, comme
fit dame Aima de l' épaule, vû qu' elle la cacha là où il lui
plût. Et je ne sais que je m' aille autre chose contant, vû qu' à
plus belle mort je ne puis mourir, si je meurs par desirs de
vous.
Maintenant je finis mon je ne sais ce que c' est,
Vû qu'
ainsi je l' ai voulu baptiser:
puisque jamais de tel je n'
entendis point,
Bien je le dois ainsi appeler;
Et chante le,
quand il l' aura appris,
Qui que s' en veuille accommoder.
Va,
Sans Nom; et qui te demande qui t' a fait, dis lui que c' est le
seigneur Rambaud, qui sait bien faire toute faciende, quand il
veut.
Ces commentaires étaient aussi quelquefois improvisés
par les jongleurs, soit lorsqu' ils débitaient les pièces d' autres
troubadours, soit lorsqu' ils chantaient ou déclamaient leurs
propres ouvrages. Ainsi Pierre de la Tour, selon son biographe,
savait beaucoup de chansons d' autres poëtes, et en composait
lui-même de remarquables, mais il avait le défaut de donner des
explications plus longues que les poésies qu' il débitait. (1: “Si
fon joglars... e sabia cansos assatz, e s' entendia e chantava e ben
e gen, e trobava; mas quant volia dire sas cansos, el fazia plus lonc
sermon de la rason que non era la cansos.” MS. R. 7225, fol.
131.)
On trouve également des exemples de pièces commentées ou
paraphrasées par d' autres troubadours. Ces gloses étaient
ordinairement en vers. Telle est la pièce de Giraud de Calanson sur
l' amour (2: Tome 3, page 391.), commentée vers la fin du treizième
siècle par Giraud Riquier. (3: MS. de d' Urfé, fol. 114, col. 3:
Als subtils.)
Je citerai la paraphrase d' un seul vers. Giraud de
Calanson avait dit en parlant du palais de l' amour:
E poia i hom
per catre gras mout les.
(a: Et monte y homme par quatre degrés
moult pénibles.)
Son commentateur ajoute:
Ver dis, segon
que m pes
E que truep cossiran,
Li gra son benestan:
Lo
premier es onrars,
E 'l segons es selars,
E 'l ters es gen
servirs,
E 'l quartz es bos sufrirs,
E cascus es mot lens,
Tal
qu' el el pueya greumens
Hom ses elenegar.
Giraud Riquier: Als
subtils.
---
Vrai dit, vû que selon que je pense
Et que
je trouve en réfléchissant,
Les
degrés sont bien faits:
Le premier est honneur,
Et le second
est discrétion,
Et le troisième est gentil servir,
Et le
quatrième est bon souffrir,
Tellement que le monte
difficilement
Homme sans haleiner.
Dans le manuscrit, ce
commentaire est suivi de l' approbation en vers de Henri, comte de
Rodez. D' après l' avis des gens éclairés, il décide que la
paraphrase de Giraud Riquier explique bien le texte, il lui donne
autorité, veut qu' elle soit seule reçue désormais, et que son
sceau y soit apposé. Suit l' attestation que cette pièce, les
gloses et le privilége du prince, ont été copiés sur l' original
scellé du sceau de Henri.
Je terminerai cet article en rappelant
que des troubadours se sont servis parfois de cadres précédemment
employés avec beaucoup de succès par d' autres troubadours. (1:
Telles sont les imitations de la pièce de Sordel sur le cœur de
Blacas, par Bertrand d' Allamanon et Pierre Bremond. Voyez ci-dessus.
p. LVIII.
La chanson de Bertrand de Born, heureusement imitée par
Elias de Barjols. Ci-dessus. p. XLIII et suiv.
La satire de Pierre
d' Auvergne imitée par le moine de Montaudon.
Ci-dessus. p. LIX,
etc.)
Quelques-uns eurent l' art de placer, d' entremêler
dans leurs poésies soit des vers détachés, soit des fragments pris
dans les pièces des troubadours les plus estimés. J' indiquerai
entre autres dans ce genre, la pièce de Barthélemy Giorgi, Mout
fai; dans les quatre derniers vers de chaque couplet, elle offre le
commencement de chaque couplet de la pièce, Quant hom, de Pierre
Vidal. (*: Voyez aussi le Moine de Foissan, Be m' a long temps; dans
cette pièce chaque couplet, ainsi que l' envoi, finit par le premier
vers de différentes pièces d' autres troubadours.
J' indiquerai
encore la novelle de Pierre Vidal, Abril issic, et la pièce de
Raimond Vidal, En aquel temps, dans lesquelles se trouvent cités des
passages d' un grand nombre de troubadours.)
Tels sont les
principaux genres de pièces divisées en couplets, qu' offrent les
poésies des troubadours.
Il en est d' autres qui, sans avoir une
différence sensible dans les formes, reçurent néanmoins des noms
particuliers, qui faisaient allusion au sujet traité par le
poëte.
C' est ainsi qu' on appela Comjat, (català comiat) congé,
les pièces dans lesquelles un amant désespéré par les rigueurs de
sa dame, lui déclare qu' il s' éloigne, et qu' il porte ailleurs
son hommage et ses vœux. (1: Tome 3, page 242.)
On désigna par
le titre de Devinalh, (català endevinalla) énigme, (N. E.
castellano adivinanza, enigma) une pièce composée de jeux de mots
dont le sens présente un contraste continuel. (1: MS. R. 7226, fol.
384: Sui e no suy.)
Des pièces de ce genre se trouvent dans les
plus anciens troubadours.
L' Escondig, justification, était une
pièce dans laquelle un amant se défendait sur une accusation. (2:
Tome 3, page 142.)
Le titre d' Estampida, estampide, fut donné
aux pièces composées pour une musique déja faite. (3: Rambaud de
Vaqueiras: Kalenda maya.)
Prezicansa, prédication en vers,
désigna quelquefois des pièces adressées par les troubadours à
des princes ou à des seigneurs qu' ils exhortaient à se prêter
mutuellement des secours dans les guerres qu' ils avaient à
soutenir. (4: Folquet de Marseille: Hueimais no i conosc. )
Il est
d' autres pièces dont le nom indique le sujet choisi et traité par
le troubadour. Le biographe de sa vie s' exprime ainsi: “Fes una
prezicansa per confortar los baros que deguesso secorre al rey de
Castella... e comensa aysi: Hueimais, etc.” MS. de d' Urfé, fol.
1.)
On nomma Torney, Garlambey, tournois, joûte, les pièces qui
rappelaient les joûtes chevaleresques d' un tournois. (5: Rambaud de
Vaqueiras: El so que pus.)
Carros, chariot, est le titre d' une
pièce allégorique dans laquelle l' auteur emploie des termes de
batailles et de siéges, pour faire ressortir davantage les qualités
de sa maîtresse, qu' il compare à une place assiégée par toutes
les autres femmes jalouses de son mérite et de sa beauté. (1)
Je
passe à l' examen des pièces qui n' étaient pas divisées en
couplets, et qui forment un genre distinct dans les poésies des
troubadours.
Les principaux ouvrages de ce genre sont, l' épitre,
les novelles, et les romans.
Épitre.
L'
épitre, désignée par les troubadours sous différents noms, n'
était point divisée en couplets. Presque toujours elle était en
vers au-dessous de dix syllabes, de même mesure pour toute la pièce,
et à rimes plates. Je ne trouve à citer qu' une épître de Raimond
de Miraval qui soit en vers de différentes mesures, et dont les
rimes soient consécutives de trois en trois; elle commence ainsi:
Dona,
la genser c' om demanda,
Sel qu' es tot en vostra comanda
Vos
saluda, apres vos manda
D'
amor aitan can pot ni sap,
E si us play, dona, que ses gap
O
entendetz del premier cap
Tro en la fi,
Entendre poiretz be
aisi
Qu' el non a talan que s cambi. Etc.
Raimond de Miraval:
Dona la genser.
----
Dame, la plus belle qu' homme
souhaite,
Celui qui est tout en votre commandement
Vous salue,
ensuite il vous mande
D' amour autant qu' il peut et sait,
Et
s' il vous plaît, dame, que sans moquerie
Cela vous entendiez du
premier chef
Jusqu' en la fin,
Entendre vous pourrez bien
ainsi
Qu' il n' a desir qu' il se change.
Des
supplications, des remerciements, des conseils, des instructions de
morale ou de piété, tels étaient les sujets ordinaires de l'
épître. Une abondante facilité de style, du nombre, de l' harmonie
dans la versification, et quelquefois un peu de prolixité dans les
détails, caractérisent ce genre de composition que je divise;
1°
En épîtres dans lesquelles le poëte exprimait des sentiments d'
amour, d' amitié, de reconnaissance, etc., ou sollicitait la faveur,
les bienfaits, la protection, la justice des princes, des seigneurs,
des nobles dames à qui elles étaient adressées;
2° En épîtres
qui avaient pour objet de donner des avis utiles de conduite, ou des
leçons sur les arts et les sciences;
3° En épîtres morales et
religieuses.
Dans la première classe se distingue l' épître
amoureuse et légère dont les troubadours n' avaient eu que très
peu de modèles. Ce genre d' épître était souvent remarquable par
le sentiment, la délicatesse, la grace, le naturel. On lui donnait
fréquemment le nom de Donaire ou celui de Salutz.
Donaire
indiquait une pièce qui commençait et se terminait par le mot Dona.
(1: Tome 3, page 199.)
Le Salutz était une pièce qui commençait
par une salutation à la dame dont le poëte faisait l' éloge. Voici
les premiers vers d' une pièce dans ce genre, elle est d' Arnaud de
Marueil, dont les différentes épîtres méritent d' être
distinguées.
Sel que vos es al cor pus pres,
Dona, m
preguet que us saludes;
Sel
que us amet pus anc no s vi
Ab franc cor et humil e fi;
Sel que
autra non pot amar,
Ni auza vos merce clamar...
Vos saluda
e vostra lauzor,
Vostra beutat, vostra valor,
Vostre solatz,
vostre parlar,
Vostr' aculhir e vostr' onrar,
Vostre pretz,
vostr' ensenhamen,
Vostre saber e vostre sen,
Vostre gen cors,
vostre dos ris,
Vostra terr' e vostre pais. Etc.
Arnaud de
Marueil: Sel que vos es.
---
Celui qui vous est au cœur plus
près,
Dame, me pria que je vous saluasse;
Celui
qui vous aima plus que onc ne se vit
Avec franc cœur et humble et
fidèle;
Celui qui autre ne peut aimer,
Ni ose à vous merci
crier...
Vous salue
et votre renommée,
Votre beauté, votre valeur,
Votre
bienveillance, votre parler,
Votre accueillir et votre
honorer,
Votre prix, votre instruction,
Votre savoir et votre
sens,
Votre gentil corps, votre doux ris,
Votre terre et votre
pays.
L' épître amoureuse n' était pas toujours adressée à
la dame qui en était l' objet; le poëte écrivait quelquefois à un
ami qu' il avait choisi pour confident de son amour et de ses
plaintes. (1: Giraud Riquier: Al noble mot onrat.)
La tendre
sollicitude de l' amitié inspira aussi de touchantes épîtres dans
lesquelles le troubadour donnait des consolations au malheur. (2:
Giraud Riquier: Si m fos tan de poder.)
On trouve quelques épîtres
qui contiennent des récits piquants de la vie aventureuse des
troubadours et des seigneurs qui les protégeaient. Une pièce
remarquable dans ce genre c' est celle où Rambaud de Vaqueiras
rappelle au marquis de Montferrat les diverses actions de leur vie,
et réclame avec confiance un nouveau prix de son dévouement, de sa
fidélité et de son courage. Compagnon d' armes de son protecteur,
Rambaud de Vaqueiras l' avait suivi dans ses expéditions lointaines,
il avait partagé ses dangers et ses aventures; poëte-chevalier, il
les raconte en célébrant leurs succès communs, et parle de son
seigneur et de lui-même avec cette franchise naïve, cette noble
liberté qui caractérisa souvent les troubadours.
Cette pièce
est en vers de dix syllabes, et seulement sur trois rimes
différentes. Je citerai les vers qui la terminent.
E s' ie us
volia retraire ni comtar
Los onratz faitz, senher, qu' ie us ai
vist far,
Poiria nos a amdos enuiar,
A me del dire, a vos de l'
escotar.
Mais cen piuzellas vos ai vist maridar
A coms,
marques, a baros d' aut afar,
C' anc ab neguna jovens no us fetz
peccar;
Cent cavayers vos ai vist heretar,
Et autres cent
destruir' et issilhar,
Los bos levar, e 'ls fals e 'ls mals
baissar;
Anc lauzengier no vos poc azautar;
Tanta veuva, tant
orfe cosselhar,
E tan mesqui vos ai vist ajudar,
Qu' en paradis
vos deurian menar,
Si per merce nulhs hom hi deu
intrar...
Aleyxandres vos laisset son donar,
Et ardimen Rotlan
e 'lh dotze par,
E 'l pros Berart domney e gent parlar:
En
vostra cort renhon tug benestar,
Don e domney, belh vestir, gent
armar,
Trompas e joc e viulas e chantar;
Et anc no us plac nulh
portier al manjar,
Aissi cum fan li ric home avar.
Et ieu,
senher, puesc me d' aitan vanar
Qu' en vostra cort ai gent saubut
estar,
Don e sufrir e servir e celar,
Et anc no y fi ad home
son pezar,
Ni no pot dir nuls hom ni repropchar
Qu' anc en
guerra m volgues de vos lunhar,
Ni temses mort per vostr' onor
aussar.
E pus, senher, sai tan de vostr' afar,
Per tres d'
autres mi devetz de be far,
Et es razos, qu' en mi podetz
trobar
Testimoni, cavalier e jocglar,
Senher marques.
-----
Et
si je vous voulais retracer et conter
Les honorés faits,
seigneur, que je vous ai vu faire,
Pourrait nous à tous deux
ennuyer,
A moi du dire, à vous de l' écouter.
Plus de cent
pucelles je vous ai vu marier
A comtes, marquis, à barons de haut
parage,
Sans que jamais avec aucune la jeunesse ne vous fit
pécher;
Cent chevaliers je vous ai vu doter,
Et autres cent
détruire et exiler,
Les bons élever, et les faux et les mauvais
abaisser;
Jamais flatteur ne vous put enorgueillir;
Tant de
veuves, tant d' orphelins conseiller,
Et tant de faibles je vous
ai vu aider,
Qu' en paradis ils vous devraient mener,
Si par
merci nul homme y doit entrer...
Alexandre vous laissa son
donner,
Et hardiesse Roland et les douze pairs,
Et le preux
Bérart courtoisie et agréable parler:
En votre cour règnent
tous les bien-êtres,
Don et courtoisie, beau vêtir, gentil
armer,
Trompes et jeux et violes et chanter;
Et jamais ne vous
plut nul huissier au manger,
Ainsi comme font les riches hommes
avares.
Et moi, seigneur, je puis me d' autant vanter
Qu' en
votre cour j' ai gentiment su être,
Donner et souffrir et servir
et celer,
Et jamais je n' y fis à personne son chagrin,
Ni ne
peut dire nul homme ni reprocher
Que jamais en guerre je me
voulusse de vous éloigner,
Ni que je craignisse la mort pour
votre honneur hausser.
Et puisque, seigneur, je sais tant de votre
affaire,
Pour trois d' autres vous me devez du bien faire,
Et
c' est raison, vû qu' en moi vous pouvez trouver
Témoin,
chevalier et jongleur,
Seigneur Marquis.
L' épître dont
l' objet était l' instruction de ceux à qui elle était adressée,
prenait communément le nom d' ensenhamen.
On lui donna aussi le nom de conte,
lorsque le sujet était traité sous la forme d' un récit.
Un
troubadour commence une pièce de ce dernier genre par ces vers: Qui
comte vol aprendre...
Ie us en dirai un tal
Que motz d' autres
en val.
---
Qui conte veut apprendre...
Je vous en dirai un
tel
Qui beaucoup d' autres en vaut.
Et il la termine
ainsi:
Cortes e pros e ricx,
Er vuelh siatz manens
D'
aquest ensenhamens.
Arnaud de Marsan: Qui comte.
---
Courtois
et preux et puissant,
Maintenant je veux que vous soyez riche
De
cet enseignement.
Les épîtres de cette seconde classe se
composaient en général d' une suite de conseils donnés par le
poëte aux seigneurs, aux damoisels, aux dames, aux troubadours, aux
jongleurs, etc. Ces pièces, où trop souvent des citations de la
bible, de la mythologie, de l' histoire, des romans, se trouvent
mêlées et confondues, offrent aussi quelquefois des détails
intéressants sur l' état des sciences et des arts, sur les usages,
l' éducation et les mœurs de l' époque.
Voici quelques passages
d' un ensenhamen où le poëte indique à une jeune fille, qu' il
qualifie plusieurs fois de marquise, comment elle doit soigner sa
toilette, les services qu' elle doit rendre à la noble dame chargée
de son éducation, et enfin la conduite qu' elle doit tenir dans le
monde.
Et enans que us cordetz,
Lau qu' el bras vos
lavetz,
E las mas e la cara;
Apres, amigua cara,
Cordatz
estrechamen
Vostres bras ben e gen;
Jes las onglas dels
detz
Tan longas non portetz
----
Et avant que vous vous
laciez,
Je loue que le bras vous vous laviez,
Et les mains et
le visage;
Ensuite, amie chère,
Lacez étroitement
Vos bras
bien et gentiment;
Point les ongles des doigts
Si longs ne
portez
Que y paresca del nier,
Bel' ab cor
plazentier,
E sobre tot gardatz
Que la testa us tenhatz
Pus
avinen de re,
Car so c' om pus ne ve
Devetz may adzautir;
E
deuriatz blanchir
Vostras dens totz matis;
Et enans c' om vos
vis
Far tot can dig vos ai;
E devetz aver mai
Un bel, clar
mirador,
En que vostra color
Remiretz e la fassa;
Si a ren
que us desplassa
Faitz y emendaso...
Qu'
il y paraisse du noir,
Belle avec cœur affable,
Et sur-tout
gardez
Que la tête vous teniez
Plus avenante que rien,
Car
ce qu' on plus en voit
Vous devez plus embellir;
Et vous
devriez blanchir
Vos dents tous les matins;
Et avant qu' on
vous vît
Faire tout ce que dit je vous ai;
Et vous devez avoir
de plus
Un beau, clair miroir,
En qui votre couleur
Vous
miriez et la face;
S' il y a quelque chose qui vous
déplaise
Faites-y correction...
Le poëte explique ensuite
à la jeune élève la manière dont elle doit servir sa dame; il
indique diverses règles de conduite; et il ajoute:
E si
voletz bastir
Solatz de jocx partitz,
No 'ls fassatz
descauzitz
Mas plazens e cortes...
S' en aquela sazo
Negus
homs vos somo
E us enquier de domney,
Jes per la vostra ley
Vos
no siatz estranha
Ni de brava companha;
Defendetz vos
estiers
Ab bels ditz plazentiers:
E si fort vos enueia
Son
solatz e us fa nueia,
Demandas li novelas,
Cals donas son pus
belas
De Gascas o Englezas,
Ni cals son pus cortezas,
Pus lials ni pus bonas;
E si 'l vos ditz Guasconas,
Respondetz ses temor:
Senher, sal vostr' onor,
Las donas d' Englaterra
Son gensor d' autra terra;
E si 'l vos ditz Engleza,
Respondetz: Si no us peza,
Senher, genser es Guasca; (: wasca : basca o vasca : gascona)
E metr' er l' etz en basca:
Si apelatz ab vos
Dels autres companhos,
Que us jutjen dreg o tort
De
vostre desacort...
E si us ven d' agradatje
Per vieur' ab
alegratje
C' aiatz entendedor,
No 'l devetz per ricor
Chauzir
ni per rictat,
C' om may a de beutat
Mens val, si 'l pretz no y
es;
E rictat no val ges
Tan com grat de la gen...
Vos devetz
autreiar
Lialmen, ses falsar,
Bon' amor ambeduy,
E que
prendatz de luy
Joiels, et el de vos;
E cant er amoros
E vos
enamorada,
Siatz tan essenhada,
Si us fazia demanda
Fola,
otra guaranda...
Que, per tot cant anc vis,
Vostre sen no us
falhis...
E si us ama fort, bela,
Dementre qu' es pieusela,
El
no us deu requerer
Que us torn a desplazer,
Ad anta ni a
dampnatje
De tot vostre linhatje. Etc.
Amadieu des Escas: En
aquel mes.
---
Et si vous voulez bâtir
Soulas de
jeux-partis,
Ne les faites injurieux
Mais plaisants et
courtois...
Si en cette saison
Aucun homme vous somme
Et
vous requiert de courtoisie,
Point par la votre loi
Vous ne
soyez étrangère
Ni de revêche compagnie;
Défendez-vous au
contraire
Avec beaux discours agréables:
Et si fort vous
tourmente
Son entretien et vous fait ennui,
Demandez-lui
nouvelles,
Quelles dames sont plus belles
De Gasconnes ou d'
Anglaises,
Et quelles sont plus courtoises,
Plus loyales et
meilleures;
Et s' il vous dit Gasconnes,
Répondez sans
crainte:
Seigneur, sauf votre honneur,
Les dames d'
Angleterre
Sont plus belles que d' autre terre;
Et s' il vous
dit Anglaise,
Répondez: Si ne vous déplaît,
Seigneur, plus
belle est Gasconne;
Et mettrez alors cela en discussion:
Ainsi
appelez avec vous
D' autres compagnons,
Qu' ils vous jugent
droit ou tort
De votre différend...
Et s' il vous vient de
gré
Pour vivre avec alégresse
Que vous ayez un amant,
Vous
ne le devez par richesse
Choisir ni par puissance,
Vû qu'
homme plus il a de beauté
Moins il vaut, si le mérite n' y
est;
Et puissance ne vaut point
Tant comme le gré de la
gent...
Vous devez octroyer
Loyalement, sans tromper,
Bonne
amour tous les deux,
Et que vous preniez de lui
Joyaux, et lui
de vous;
Et quand il sera amoureux
Et vous amoureuse,
Soyez
tant enseignée,
S' il vous faisait demande
Folle, outre
garantie...
Que, par tout ce que jamais vous vîtes,
Votre sens
ne vous faillit...
Et s' il vous aime fort, belle,
Tandis que
vous êtes pucelle,
Il ne vous doit requérir
Qui vous tourne à
déplaisir,
A honte ni à dommage
De toute votre race.
Le
même auteur, dans une autre pièce de ce genre, donne aussi des
conseils à un jeune damoisel; j' en citerai quelques passages.
Ab
semblan de ver dir
Comensatz e finetz,
Amic, car be sabetz
C'
om deu gen colorar
Sos faitz, et al parlar
Deu gen metre
color;
Si com li penhidor
Coloro so que fan,
Deu hom colorar
tan
Paraulas ab parlar
C' om no 'l puesca reptar…
Mas si
voletz honor,
E vieur' el segl’ onratz,
E voletz estr’
amatz
Per donas e grazitz,
Larcx e francx et arditz
Siatz, e
gen parlans.…
Per que sers e matis,
Semanas, mes et ans
Vuel
siatz fis amans
A vostra dona, aisi
Que us truep tot jorn
acli
A far sas voluntatz;
E si nulh sieus privatz
Podetz en
loc vezer,
Faitz li tan de plazer
Que de vos port
lauzor;
Lauzor engenr' amor
May c' una sola res;
E sabetz
que vers es
C' om ama de cor fi
Femna que anc no vi,
Sol per
auzir lauzar;
Femna, segon que m par,
Ama del eys semblan...
E
s' ela us fa gilos
E us en dona razo,
E us ditz c' anc re no fo
De
so que dels huelhs vis
Diguatz: Don', ieu sui fis
Que vos
dizetz vertat,
Mas ieu o ai somjat. Etc.
Amadieu des Escas: El
temps.
---
Avec manière de vrai dire
Commencez et
finissez,
Ami, car bien vous savez
Qu' on doit agréablement
colorer
Ses faits, et au parler
Doit gentiment mettre
couleur;
Ainsi comme les peintres
Colorent ce qu’ ils
font,
Doit homme colorer tant
Paroles avec le parler
Qu’
on ne le puisse accuser...
Mais si vous voulez honneur,
Et
vivre au siècle honoré,
Et voulez être aimé
Par dames et
agréé,
Libéral et franc et hardi
Soyez, et bien
parlant...
C’ est pourquoi soir et matin,
Semaines, mois et
années
Je veux que vous soyez fidèle amant
À votre dame,
ainsi
Qu' elle vous trouve chaque jour enclin
A faire ses
volontés;
Et si aucun de ses favoris
Vous pouvez en lieu
voir,
Faites-lui tant de plaisir
Que de vous il porte
louange;
Louange engendre amour
Plus qu' une seule chose;
Et
vous savez que vrai est
Qu' homme aime de cœur sincère
Femme
que jamais il ne vit,
Seulement par ouïr louer;
Femme, selon
qu' il me paraît,
Aime de semblable manière...
Et si elle
vous fait jaloux
Et vous en donne raison,
Et vous dit que
jamais rien ne fut
De ce que des yeux vous vîtes,
Dites: Dame,
je suis certain
Que vous dites vérité,
Mais je l' ai
rêvé.
L' épître morale fut pour les troubadours un moyen
d' allier la dévotion au penchant qui les entraînait encore vers la
poésie, lorsque, dégoûtés du monde, ils se retiraient dans les
cloîtres. Une critique raisonnée des mœurs, quelques préceptes de
piété mêlés aux louanges du Tout-Puissant, des discussions sur
les dogmes, sur les mystères, sur la philosophie, furent
ordinairement la matière de ce genre d' épître, où le troubadour
religieux faisait souvent aussi l' aveu des erreurs de sa jeunesse,
et implorait avec confiance la miséricorde divine.
Tant
es cozens lo mal que m toca
Que no 'l puesc comtar ab la boca,
Ni
metje no m' en pot valer;
Si tu no m vals per ton plazer,
Glorios
dieus, per ta merce,
Dressa ta cara devan me...
Veray
dieus, dressa tas aurelhas,
Entens mos clams e mas
querelhas;
Aissi t movrai tenson e guerra
De ginolhos, lo cap
vas terra,
Las mas juntas e 'l cap encli,
Tan tro t prenda
merce de mi;
E lavarai soven ma cara,
Per tal que sia fresqu' e
clara,
Ab l' aiga cauda de la fon
Que nais del cor lai sus el
fron,
Car lagremas e plans e plors
So son a l' arma frutz e
flors.
Folquet
de Marseille: Senher dieus.
---
Tant est cuisant le mal qui me
touche
Que je ne le puis conter avec la bouche,
Ni médecin ne
m' en peut valoir;
Si tu ne me vaux par ton plaisir,
Glorieux
dieu, par ta merci,
Dirige ta face devant moi...
Vrai
dieu, dirige tes oreilles,
Entends mes cris et mes
lamentations;
Ainsi je te ferai querelle et guerre
Agenouillé,
le chef vers terre,
Les mains jointes et le chef incliné,
Tant
jusqu' à ce qu' il te prenne merci de moi;
Et je laverai souvent
mon visage,
Pour ainsi qu' il soit frais et clair,
Avec l' eau
chaude de la fontaine
Qui naît du cœur là sus au front,
Car
larmes et plaintes et pleurs
Ce sont à l' ame fruits et fleurs.
Je
terminerai cet article par un passage sur l' immortalité de l'
ame.
Lo mons fo fait, so par vertatz,
Per obs d' aisel que
mais y val;
Donc segon razo natural
May
val hom que res d' aquest mon,
Car de totas las res que son
Es
hom senher e poderos;
Doncx sela vertatz es razos
Qu' el mon
fon per obs d' ome faitz;
Doncx no pot hom esser desfaitz
Del
tot, cossi ja faitz no fos;
Qu' el mons fora faitz en perdos,
Si
hom fos desfaitz cant es mortz;
Doncx sela razos grans es
fortz,
Que es ab arma que no mor;
Arma es facha de tal for
Que
sos essers sera jasse;
Si donc non li tol dieu que 'l fe
Poder
que l' a dat de durar;
E per que m' entendatz pus clar,
Vuelh
vos o proar per razo:
Vers es que tug l' ome que so
Fan mal que
notz o ben que val,
Et es razos que tug li mal
Seran punit e 'l
be merit,
Car aissi deu esser partit. Etc.
Nat de Mons: Al
noble rey.
---
Le monde fut fait, cela paraît vérité,
Pour
avantage de celui qui plus y vaut;
Donc selon raison
naturelle
Plus vaut l' homme que chose de ce monde,
Car de
toutes les choses qui sont
Est l' homme seigneur et maître;
Donc
cette vérité est raison
Que le monde fut pour avantage de l'
homme fait;
Donc ne peut l' homme être détruit
Du tout, comme
si jamais fait ne fut;
Vû que le monde serait fait
gratuitement,
Si l' homme était détruit quand il est mort;
Donc
cette raison grande est forte,
Qu' il est avec ame qui ne
meurt;
L' ame est faite de telle essence
Que son être sera
toujours;
Ainsi donc ne lui ôte Dieu qui la fit
Pouvoir qu' il
lui a donné de durer;
Et pour que vous m' entendiez plus
clair,
Je veux vous le prouver par raison:
Vrai est que tous
les hommes qui sont
Font mal qui nuit et bien qui vaut,
Et c'
est raison que tous les maux
Seront punis et les biens
récompensés,
Car ainsi doit être partagé.
Les
Novelles.
Les Novas, novelles, étaient de petits poëmes dans
lesquels les troubadours retraçaient le plus souvent des anecdotes
galantes relatives aux seigneurs, aux chevaliers, aux dames, etc. (1:
Il paraît qu' on donnait le nom de Noellaire à ceux qui composaient
des pièces de ce genre. Ainsi, d' après le biographe d' Elias
Fonsalade, ce poëte ne fut pas bon troubadour, mais il fut auteur de
novelles. “No bons trobaire mas noellaire fo.” MS. R. 7225, fol.
139.)
On trouve cependant quelques exemples de pièces intitulées
Novelles, qui n' ont point pour objet des aventures ou des récits d'
amour.
On connaît sur-tout Las novas del heretic, (2: Izarn:
Diguas me.) Novelles de l' hérétique, pièce remarquable, dans
laquelle un dominicain inquisiteur discute avec un théologien
albigeois. C' est une controverse sur les dogmes, une suite d'
argumentations mêlées d' invectives et de menaces.
Mais le plus
souvent les novelles étaient des historiettes amoureuses, dans
lesquelles le poëte, comme je l' ai déja remarqué (1: Ci-dessus,
page 254.), employait quelquefois des passages des autres
troubadours.
Une versification facile, un rhythme presque toujours
harmonieux, une naïveté agréable, de la grace dans les détails,
des traits piquants, des allégories quelquefois ingénieuses, tels
sont les principaux caractères qui distinguent ce genre de poésie.
La novelle n' était pas divisée en couplets, et les vers étaient
ordinairement au-dessous de dix syllabes et à rimes plates. (2: Tome
3, page 398.)
Parmi les exemples que je pourrais choisir, je
citerai quelques fragments d' une novelle où l' esprit brillant de
la chevalerie semble se confondre avec le goût anacréontique et les
fictions extravagantes de l' Orient.
Dins un verdier de mur
serat...
Auzi contendre un papagai
De tal razo com ie us
dirai.
Denant una don' es vengutz,
Et aporta 'l de lonh salutz,
E
dis li: “Dona, dieus vos sal;
Messatje soy, no us sapcha mal,
Si
vos dic per que soy aisi
Vengutz a vos en est jardi;
Lo mielher
cavayer c' anc fos,
E 'l pus azaut e 'l pus joyos,
Antiphanor,
lo filh del rey...
Vos tramet salutz cen mil vetz,
E prega us
per mi que l' ametz,
Car
senes vos non pot guerir
Del mal d' amor qu' el fay languir...”
Ab tan la dona li respon...
“Trop me paretz enrazonatz,
Car
anc auzetz dir que dones
Joyas, ni que las prezentes
A degun
home crestia?
Trop vos es debatutz en via;
Mas
car vos vey tan prezentier,
Podetz a mi en sest verdier
Parlar
o dir so que volretz,
Que no y seretz forsatz ni pres;
E peza m
per amor de vos,
Car es tant azaut ni tan pros,
Car m' auzetz
dar aital cosselh.
- Dona, et ieu m' en meravelh
Car
vos de bon cor non l' amatz.
- Papagay, be vuelh sapiatz
Qu'
ieu am del mon lo pus aibit.
- E vos cal, dona? - Mo marit.
-
Jes del marit non es razos
Que sia del tot poderos;
Amar lo
podetz a prezen,
Apres devetz seladamen
Amar aquel que mor aman
Per
vostr' amor, ses tot enjan.
- Papagay, trop es bel parliers;
Par
me, si fossetz cavayers,
Que jen saupratz dona preyar;
Mas jes
per tan no m vuelh laissar
Qu' ie no us deman per cal razo
Dey
far contra lui trassio
A cuy ay plevida ma fe.
- Dona, so vos
dirai ieu be;
Amor non gara sagramen,
La voluntat sec lo
talen...
---
Dans un verger de mur fermé...
J' ouis
discuter un perroquet
De telle raison comme je vous dirai.
Devant
une dame il est venu,
Et apporte à elle de loin saluts,
Et dit
à elle: “Dame, dieu vous sauve;
Messager je suis, ne vous sache
mal,
Si je vous dis pourquoi je suis ainsi
Venu à vous en ce
jardin;
Le meilleur chevalier qui jamais fut,
Et le plus
distingué et le plus joyeux,
Antiphanor, le fils du roi…
Vous
transmet saluts cent mille fois,
Et prie vous par moi que vous l’
aimiez,
Car sans vous il ne peut guérir
Da mal d' amour qui le
fait languir…”
À tant la dame lui répond.
“Beaucoup me
paraissez raisonneur,
Car jamais ouïtes-vous dire que je
donnasse
Joies, ni que je les présentasse
A aucun homme
chrétien?
Trop vous vous êtes débattu en route;
Mais puisque
je vous vois si courtois,
Vous pouvez à moi en ce verger
Parler
ou dire ce que vous voudrez,
Vû que vous n’ y serez forcé ni
pris;
Et pèse à moi pour amour de vous,
Car vous êtes si
noble et si preux,
À cause que m’ osez donner tel conseil.
-
Dame, et je m' en émerveille
De ce que vous de bon cœur ne l’
aimez.
- Perroquet, bien veux que vous sachiez
Que j' aime du
monde le plus accompli.
- Et vous quel , dame? - Mon mari.
-
Jamais du mari n’ est raison
Qu' il soit du tout
souverain;
Aimer le pouvez à découvert,
Ensuite vous devez
secrètement
Aimer celui qui meurt en aimant
Pour
votre amour, sans toute tromperie.
- Perroquet, trop vous êtes
beau parleur;
Il me paraît, si vous étiez cavalier,
Que
gentiment vous sauriez dame prier;
Mais point pourtant ne me veux
laisser
Que je ne vous demande pour quelle raison
Je dois faire
contre lui trahison
À qui j' ai juré ma foi.
- Dame, ce vous
dirai-je bien;
Amour ne garantit serment,
La volonté suit le
desir…
Le perroquet continue de plaider la cause de son
maître, et finit par convaincre la dame qui lui dit:
“E pus
tant me voletz preiar
D' Antiphanor vostre senhor,
Luy reclami
pel dieu d' amor,
Anatz vos en, qu' ie us do comjatz,
E
pregui vos que li diguatz
Qu' ieu en breumen m' acordaray
Que
pels vostres precx l' amaray;
Et si tant es que m vuelh' amar,
D'
aitan lo podetz conortar
Que ja de luy no m partiray;
E portatz
li m' aquest anel,
Qu' el mon non cug n' aya pus bel,
Ab sest
cordo ab aur obrat,
Qu' el prenga per ma amistat...”
Ab tan
parto lor parlamen...
Dreg a son senhor es vengutz
E comta 'l
co s' es captengutz.
---
“Et puisque tant vous me voulez
prier
D’ Antiphanor votre seigneur,
Lui je réclame par le
dieu d' amour,
Allez-vous-en, vû que je vous donne congé,
Et
je prie vous que vous lui disiez
Que moi en bref j' accorderai
Que
par les votres prières je l' aimerai;
Et si tant est qu' il me
veuille aimer,
D' autant vous le pouvez assurer
Que jamais de
lui ne me séparerai;
Et portez-lui-moi cet anneau,
Vû qu' au
monde je ne pense qu' il y en ait plus beau,
Avec ce cordon avec
or ouvré,
Qu' il le prenne pour mon amitié...”
Soudain ils
séparent leur parlement...
Droit à son seigneur est venu
Et
conte lui comment il s' est conduit.
Le perroquet répète à
son maître l' entretien qu' il vient d' avoir avec la dame; puis
concertant les moyens d' introduire Antiphanor auprès d' elle, il
imagine de mettre le feu au château, espérant qu' à la faveur du
tumulte les deux amants pourront se trouver ensemble. Antiphanor juge
le moyen excellent, mais il veut le soumettre à la belle de ses
pensées, et envoie de nouveau vers elle le perroquet; la dame
accepte, et l' oiseau-messager revient chercher son maître; ils
cheminent, ils arrivent; Antiphanor s' arrête au pied des murs; le
perroquet s' envole à
tire-d'aile, et se présente encore à la
dame.
S' anet pauzar denan sos pes;
E pueys l' a dig en
apres:
“Dona, mo senhor ai laissat
Al portal maior
dezarmat,
Pessatz de luy, e faitz l' intrar,
Qu' ieu vauc lo
castel abrandar.”
---
S' alla poser devant ses pieds;
Et
puis lui a dit ensuite:
“Dame, mon seigneur j' ai laissé
Au
portail plus grand désarmé,
Pensez de lui, et faites-le
entrer,
Vû que je vais le château embraser.”
La
dame lui remet les clefs dont elle s' était prudemment munie;
Antiphanor est introduit dans le jardin, il donne du feu grégeois au
perroquet, le château brûle, chacun fuit épouvanté; au milieu des
cris, du désordre général, la dame s' échappe et vient joindre
son amant.
Antiphanor intr' el vergier;
En un lieg de jotz un
laurier
Ab sa dona s' anet colgar,
E nulhs homs non o sap
contar
Lo gaug que fo entre lor dos,
Cals pus fo de l' autre
joyos;
Veiaire lor es, so m' es vis,
C' aquo sia lur
paradis;
Grans gautz es entre lor mesclatz.
E 'l foc fo totz
adzamortatz;
Ab vinagre 'l fan escantir.
Ε 'l papagay cuget
morir,
Tal paor ac de son senhor;
A l' enans que poc, venc vas
lor,
E es se prop del lieg pauzatz,
E ac lor dig: “Car no us
levatz?
Anatz sus, e departetz vos,
Qu' el foc es mortz tot ad
estros.”
Antiphanor ab cor marrit
S' es levat, e pueys l' a
dit:
“Dona, que m voldretz vos mandar?
- Senher, que us
vulhatz esforsar
De far que pros tan can poiretz
En est segle,
tan can vieuretz,
Fay se vas el; baiza 'l tres vetz.
Antiphanor
s' en torna leu
Com filh de rey ab son corrieu.
Arnaud de
Carcassès: Dins un vergier.
---
Antiphanor entre au verger;
En
un lit dessous un laurier
Avec sa dame s' alla coucher,
Et nul
homme ne le sait conter
Le délice qui fut entre eux deux,
Quel
plus fut que l' autre content;
Semblant leur est, ce m' est
avis,
Que cela soit leur paradis;
Grand bonheur est entre eux
mêlé.
Et le feu fut tout amorti;
Avec vinaigre le font
éteindre.
Et le perroquet pensa mourir,
Telle peur il eut de
son seigneur;
Aussi vîte qu’ il put, il vint vers eux,
Et s’
est proche du lit posé,
Et leur a dit: “Pourquoi ne vous
levez-vous?
Allez sus, et séparez-vous,
Vû que le feu est
mort tout entièrement.”
Antiphanor avec cœur marri
S’ est
levé, et puis lui a dit:
“Dame, que me voudrez-vous
commander?
- Seigneur, que vous vous veuillez efforcer
De faire
que vous soyez preux tant que vous pourrez
En ce siècle, tant que
vous vivrez,
Fait-elle vers lui; baise lui trois fois.
Antiphanor
s' en retourne promptement
Comme fils de roi avec son
coursier.
Romans.
Le titre de Roman, donné aux
ouvrages relatifs aux aventures de chevalerie, semble avoir été
emprunté à la langue romane (1: Les troubadours donnèrent
quelquefois aussi le titre de Roman à quelques-unes de leurs pièces
qui n' étaient pas divisées en couplets.
C' est ainsi que
Folquet de Lunel intitule Roman sa pièce: E nom del paire, qui n'
est qu' un très long sirvente contre les mœurs et contre les
diverses classes de la société.).
Il a été composé en effet
par les troubadours beaucoup de poëmes en ce genre.
Je parlerai
d' abord des Romans dont les manuscrits sont parvenus jusqu' à nous;
je réunirai ensuite les principales preuves qui établissent l'
existence d' un grand nombre d' autres romans, quoique les manuscrits
ne se retrouvent pas.
Les romans qui nous restent sont, en
vers:
Gerard de Rossillon,
Jaufre, fils de Dovon.
En prose,
Philomena. (1: Je ne comprends pas parmi les romans une chronique (*:
MS. de La Vallière, n° 2708; actuellement bibl. du Roi, n° 91.)
qui traite de la guerre faite contre les Albigeois jusqu' au siége
de Toulouse par Louis, fils de Philippe-Auguste, en 1219.
Cet
ouvrage contient près de dix mille vers de douze syllabes et à
rimes consécutives; il fut composé par Guillaume de Tudela, qui dit
lui-même être un clerc élevé à Tudela en Navarre,
Us clercs
que en Navarra fo a Tudela noirit.
(a: Un clerc qui en Navarre
fut à Tudela nourri.)
L' auteur commença sa chronique à
Montauban, en 1210.
Que fon ben comenseia l' an de l'
arcarnatio
Del senhor Jeshu Crist, ses mot de mentizo,
C' avia
M. CC. e X ans que venc en est mon,
E si fo l' an e mai can
floricho 'l boicho;
Maestre W. La fist a Montalba...
(b: Vû
que fut bien commencée l' an de l' incarnation
Du seigneur
Jésus-Christ, sans mot de menterie,
Vû qu' il y avait M. CC. et
X. ans qu' il vint en ce monde,
Et ainsi fut l' an en mai quand
fleurissent les buissons;
Maître W. La fit à Montauban...)
Je
ne parlerai point ici d' une vie de saint Honorat, premier abbé et
fondateur du monastère de Lerins, traduite du latin et mise en vers
de huit syllabes par Raimond Feraut, à la fin du XIIIe siècle (**:
MS. R. n° 784, supplém.; et MS R. n° 152, jadis 2737 de La
Vallière.), quoique les récits de cette vie pussent en quelque
sorte la faire considérer comme un roman pieux.
Nostradamus, à
l' art. de Raimond Feraut, dit qu' il dédia son ouvrage, en 1300, à
la reine Marie, femme de Charles II, roi de Naples; qu' en
récompense, il eut un prieuré dépendant du monastère de
Saint-Honorat en l' île de Lerins (*: Vies des plus célèbres
poëtes provençaux, p. 172.). Cette circonstance, ainsi que l'
époque fixée par Nostradamus, est confirmée par l' auteur
lui-même: “Si l' on veut connaître, dit-il, celui qui a romancé
cette vie de Saint-Honorat,
Hom l' apella Raymon Feraut...
Mais
ben vuelh que sapjan las gens
Que l' an de Dieu mil e tres
cens
Compli lo prior son romans.
--
On l' appelle Raimond
Feraut...
Mais bien je veux que sachent les gens
Que l' an de
Dieu mil et trois cents
Accomplit le prieur son roman.)
Le
roman de Gerard de Rossillon paraît être le plus ancien de ceux qui
nous restent; je n' hésite pas à croire qu' il appartient au
commencement du douzième siècle; il pourrait être d' une époque
antérieure. La rudesse du style, la violation fréquente des règles
de la versification, des fautes nombreuses qu' on ne peut attribuer
toujours à l' inexactitude du copiste ou à l' altération du texte,
sont des marques certaines de son antiquité.
Quoiqu' il en soit,
ce roman dont le manuscrit est souvent altéré et quelquefois
inlisible, ne nous est point parvenu en entier (1: MS. in-8°, fonds
de Cangé, coté 124; maintenant dans la bibliothèque du Roi, no
7991.); plusieurs feuillets du commencement ont été arrachés. Il
contient néanmoins plus de huit mille vers de dix syllabes, à rimes
consécutives.
Les longues querelles de Charles-Martel et de
Gerard, comte de Rossillon font le sujet de ce roman dont l' action
dure vingt-deux ans.
La fable du roman est terminée dans le
manuscrit, comme l' attestent ces vers:
Era es fenitz lo lhibres e
la cansos
De K. et de G., los rics baros. (a:
Maintenant est
fini le livre et la chanson
De Charles et de Gerard, les illustres
barons.)
mais il manque quelque chose à une espèce d'
épilogue, qui paraît avoir terminé l' ouvrage.
Plusieurs
troubadours ont parlé de ce roman, je citerai entre autres Pierre
Cardinal, et Giraud de Cabreira.
Anc Carles Martel ni
Girartz...
Non aucizeron homes tans. (b:
Jamais Charles-Martel
ni Gerard...
N' occirent hommes tant.)
Pierre Cardinal: Per
fols.
Non sabs co s va
Del duc Augier...
Ni de Girart de
Rossillon. (c:
Tu ne sais comme se va
Du duc Augier...
Ni
de Gerard de Rossillon.)
Giraud de Cabreira: Cabra juglar.
Le
Roman de Jaufre (1), fils de Dovon, appartient à la Table-Ronde; c'
est une suite d' aventures de chevalerie galantes et extraordinaires,
dont Jaufre, jeune preux de la cour d' Artus, est le héros.
(1)
La bibliothèque du Roi possède deux manuscrits de ce roman, l' un
avec figures coloriées, coté 7988, auquel il manque la dernière
page;
l' autre coté 468.
On en trouve aussi un long fragment
dans le MS. du Vat. 3206.
Cet ouvrage contient plus de dix mille
vers de huit syllabes, à rimes plates; les vers qui le terminent
prouvent qu' il a été composé par deux auteurs différents dont
les noms sont également inconnus.
E' n preguen tuit
cominalment
Que cel que venc a naissiment
E totz nos autres a
salvar,
Que, si 'l platz, el deing perdonar
A cel qu' el
romantz
comenset
Et a aquel que l' acabet...
Aquest bon libre es
fenitz,
Dieus en sia totz temps grazitz.
MS. R. 468, p.
124.
---
Et nous en prions tous également
Que celui qui
vint à naissance
Et tous nous autres à sauver,
Que, s' il lui
plaît, il daigne pardonner
A celui qui le roman commença
Et à
celui qui l' acheva...
Ce bon livre est fini,
Dieu en soit en
tout temps remercié.
Plusieurs passages de ce roman indiquent
qu' il a été écrit au plus tard dans le commencement du treizième
siècle. Il est dédié à un jeune roi d' Aragon, qui est très
vraisemblablement Alfonse II, mort en 1196, ou Pierre II, son fils et
son successeur au trône, tué en 1213 à la fameuse bataille de
Muret. L' un et l' autre furent les protecteurs des troubadours; et
c' est sous cette qualité que le poëte présente le prince auquel
il dédie son ouvrage. Il suppose d' abord qu' il a entendu raconter
à la cour d' Aragon, par un chevalier étranger, parent d' Artus et
de Gauvain, les aventures qu' il met en rimes.
E ditz cel que
las a rimadas,
Que anc lo rei Artus no vi,
Mas contar tot plan
o auzi
En la cort del plus savi rei
Que anc fos de neguna
lei,
Aiso es lo rei d’ Aragon
Paire de pretz e filz de
don...
Anc en tan jove coronat
Non ac tan bona poestat,
Qu'
el dona grantz dons volontiers
A joglars et a cavaliers,
Per
que venon en sa cort tut
Acels que per pros son tengut.
E
cel que rimet la canso
Auzi denant el la razo
Dir a un cavalier
estrain
Paren d' Artus et de Galvain.
MS. R. 468, p. 1.
---
Et
dit celui qui les a rimées,
Qui
jamais le roi Artus ne vit,
Mais conter exactement il l’ ouït
En
la cour du plus sage roi
Qui jamais fût d’ aucune loi,
Cela
est le roi d’ Aragon
Père d' honneur et fils de don...
Jamais
en si jeune couronné
N’ eut tant bonne puissance,
Vû qu’
il donne grands dons volontiers
À jongleurs et à chevaliers,
C'
est pourquoi ils viennent en sa cour tous
Ceux qui pour preux sont
tenus.
Et celui qui rima la chanson
Ouït devant lui la
raison
Dire à un chevalier étranger
Parent d' Artus et de
Gauvain.
L' auteur, après avoir placé Jaufre, son héros,
dans une position difficile, en le rendant victime d' un
enchantement, interrompt tout-à-coup sa narration, même avant d'
être au milieu du roman, pour faire de nouveau l' éloge du roi d'
Aragon. Toutefois cet éloge est précédé d' une satire mordante
contre les mœurs du siècle, dont la dépravation et les désordres
excitent les reproches du poëte qui, dit-il, abandonne son héros,
et ne veut plus en parler.
Ara 'l vos laisarai estar...
Que
jamais non sonerai mot
De Jaufre ni de sa preison. (b:
Maintenant
je le vous laisserai être...
Vû que jamais je ne dirai mot
De
Jaufre ni de sa prison.)
C' est immédiatement après ces vers
que vient le nouvel éloge du roi d' Aragon, pour lequel le poëte
dit qu' il va continuer son récit.
Mas per lo bon rei d'
Aragon
Cui am e voil d' aitan servir,
Lo farai de preison
issir...
MS. R. 468, p. 30.
---
Mais pour le bon roi d'
Aragon
Que j' aime et veux d' autant servir,
Je le ferai de
prison sortir.
Des troubadours ont nommé quelques personnages
du Roman de Jaufre; peut-être ces personnages étaient-ils eux-mêmes
les héros d' autres romans.
Giraud de Cabreira, dans sa pièce,
Cabra Juglar, cite Dovon comme héros d' un roman que doit connaître
un jongleur.
Dovon était père de Jaufre; le roman dont je parle
fait plusieurs fois l' éloge du brave Dovon. Voici un passage qui
rappelle à-la-fois la circonstance de sa mort et les justes regrets
que le roi Artus accorda à la mémoire d' un de ses preux les plus
distingués.
E pueis a 'l son nom demandat.
“Seigner,
Jaufre, lo fill Dovon
Ai nom, en la terra don son.”
E can lo
reis ausi parlar
De Dovon, pren a sospirar…
“De ma taula e
de ma cort fon...
Deus li fassa vera merce,
S 'l platz, car el
moric per me,
C' us arquers pel pietz lo feri
D' un cairel qu'
el cor li parti,
Ad un castel que cunbatia
D' un mieu guerrer
en Normandia.”
MS. R. 468, p. 8.
__
Et puis lui a son nom
demandé.
“Seigneur, Jaufre, le fils de Dovon
J’ ai nom, en
la terre d’ où je suis.”
Et quand le roi ouït parler
De
Dovon, il se prit à soupirer…
“De ma table et de ma cour il
fut…
Dieu lui fasse vraie merci,
S' il lui plaît, car il
mourut pour moi,
Vû qu' un archer par la poitrine le frappa
D'
un carreau qui le cœur lui partagea,
A un château qu' il
attaquait
D' un mien ennemi en Normandie.”
Giraud de
Cabreira parle aussi d' Estout de Vertfeuille, l' un des chevaliers
les plus redoutables, vaincus par Jaufre. Le même personnage est
indiqué comme héros de roman dans une tenson.
E faullas d'
Estort de Vertfoill.
(b: Et vous devisez d' Estout de
Vertfeuille.)
Lanfranc Cigalla et Lantelm: Lantelm.
Ce
roman est remarquable par la simplicité de son action principale, à
laquelle se rattachent un grand nombre d' incidents.
Dans les
autres romans du moyen âge, la fable comprend ordinairement la vie
entière ou une grande partie de la vie du héros qui en fait le
sujet; dans le Roman de Jaufre, c' est une action presque unique qui
a son exposition, son nœud et son dénouement. Le roi Artus est au
milieu de sa cour, on y célèbre pompeusement la fête de la
Pentecôte: Jaufre, jeune et beau damoisel, se présente au roi; et,
lui avouant qu' il n' est encore que simple écuyer, lui demande la
faveur d' être armé chevalier; Artus lui en fait la promesse, et l'
invite à prendre part au festin. Tout-à-coup un chevalier entre
dans la salle, c' est le féroce Taulat de Rugimon; d' un coup de
lance, il frappe un preux et l' abat mort aux pieds de la reine, puis
se retournant vers l' assemblée, il apostrophe insolemment le roi,
et défiant tous ses chevaliers, il lui annonce pour chaque année, à
pareil jour, une pareille injure. La consternation est générale,
Artus gémit; alors Jaufre s' approche de lui et le prie de tenir sa
promesse: “Faites-moi donner des armes, dit-il, et je m m' attache
à la poursuite de ce chevalier félon; oui, je jure de ne prendre
aucun repos, aucune nourriture, jusqu' à ce que je l' aie rencontré,
attaqué, et vaincu.”
Le roi admire le courage et le dévouement
du damoisel, mais il s' alarme des périls qu' il veut affronter;
Jaufre insiste, presse; Artus cède enfin, l' arme chevalier, et de
sa main royale il lui attache l' éperon droit; ensuite il lui ceint
l' épée au côté gauche, et le baise sur la bouche. Aussitôt
Jaufre prend son écu et sa lance, se prosterne devant le roi, salue
la cour, et s' élançant avec légèreté sur son coursier ardent et
rapide, il part comme un trait.
La recherche de Taulat, les divers
obstacles qui arrêtent Jaufre, et enfin sa victoire, tel est le
sujet principal de ce roman.
Jaufre poursuit le chevalier félon
avec autant d' intrépidité que de constance, pourfendant
tour-à-tour des guerriers, des nains, des géants, des enchanteurs,
ou délivrant des fers et de la tyrannie plusieurs chevaliers, des
femmes, des enfants.
Ces aventures nombreuses sont autant d'
épisodes que le poëte rattache à l' action principale, parce que
chaque incident, chaque victoire, devient pour Jaufre l' occasion d'
un nouvel hommage envers le roi Artus, à qui il adresse
successivement tous les guerriers qu' il a vaincus, et toutes les
victimes qu' il a sauvées.
Parmi ces épisodes, il en est un qui
tient plus immédiatement encore à la fable du roman: ce sont les
amours de Jaufre et de la belle Brunesens, dont la main devient le
plus beau prix du triomphe de Jaufre sur Taulat de Rugimon. Cet
épisode fait le complément de l' ouvrage. Après sa victoire,
Jaufre revient au château de Monbrun où la belle Brunesens tient
une cour brillante. D' abord timide et respectueux, le héros n' ose
déclarer son amour à la jeune princesse, qui ressent en secret pour
lui la plus vive passion. Enhardi par les honneurs qu' on lui rend et
par l' espoir de plaire, Jaufre explique enfin ses sentiments,
Brunesens lui avoue les siens; et ces deux amants se rendent ensuite
à la cour d' Artus, où, après de nouveaux incidents, leur mariage
est célébré avec magnificence.
La versification de ce roman est
généralement facile; on y remarque des descriptions brillantes et
animées, des morceaux gracieux et des détails piquants; mais un
goût sévère doit y blâmer des conceptions bizarres, une prolixité
minutieuse et un défaut sensible de variété dans la plupart des
évènements qui se succèdent selon le caprice et l' imagination
vagabonde du poëte.
Philomena est le titre du seul roman en
prose qui nous reste. (1: Manuscrit de la bibliothèque du Roi,
10307, ayant jadis appartenu à Baluze. Dans les MSS. de Colbert, on
trouve une copie de ce roman en écriture moderne; cette copie est
faite d' après un exemplaire qui existait autrefois dans les
archives de la ville de Carcassonne.)
Cet ouvrage contient le
récit des exploits de Charlemagne dans le midi de la France, contre
les Sarrasins, et semble avoir été fait principalement pour
célébrer la fondation du monastère de Notre-Dame de la Grasse par
ce prince.
On a souvent discuté sur l' époque où ce roman a pu
avoir été composé. (2: Histoire littéraire de la France, t. 4, p.
211, et t. 6, p. 13; Académie des inscriptions et belles-lettres, t.
21.)
Il est prouvé maintenant qu' il n' est pas aussi ancien que
l' ont prétendu quelques critiques; il appartient au douzième
siècle.
Outre que dans le Philomena il est fait mention de l'
évêché de St-Lisier, érigé seulement en 1150, on peut ajouter
aux raisons déja alléguées contre la haute antiquité de cet
ouvrage, qu' on y trouve le nom de St-Thomas de Cantorbery, canonisé
en 1173. (N. E. Canterbury, Thomas Becket)
Cependant il n' est pas
permis de croire que ce roman ait été composé après la fin du
douzième siècle, puisqu' il en existe une traduction faite par l'
ordre de Bernard, abbé de la Grasse, sur un manuscrit déja très
vieux, et que Bernard III, le moins ancien des abbés de ce nom, qui
peuvent avoir ordonné cette traduction, vivait du temps de saint
Louis. (1: “Quæ historia antiquatâ litteraturâ et ferè
destructa, in librorum repositorio dicti monasterii (Notre-Dame de la
Grasse), fuit inventa; quam historiam, ad instantiam et preces
venerabilis dei gratiâ Bernardi abbatis et totius conventi dicti
monasterii... latinis verbis ego Paduenus composui, prout mihi
possibilitas fuit translatare.” Bandini, Catal. bibl. Laurenz., t.
2, p. 795.)
Outre ces trois ouvrages dont nous possédons les
textes, on ne peut révoquer en doute l' existence d' un grand nombre
d' autres romans, écrits dans la langue des troubadours, et dont les
manuscrits ont péri ou sont ignorés; plusieurs documents
contemporains en fournissent des preuves authentiques.
De nombreux
passages des poésies des troubadours attestent qu' il y avait
beaucoup d' ouvrages de ce genre en langue romane.
J' ai déja eu
l' occasion de rappeler (2: Voyez ci-dessus, p. 157.) que les
troubadours lisaient quelquefois des romans dans les cours et dans
les châteaux où ces sortes d' ouvrages devaient nécessairement
être connus, sans quoi les allusions fréquentes que ces poëtes
faisaient dans leurs pièces à des héros de roman, n' auraient
point été comprises par les nombreuses et diverses réunions de
dames et de seigneurs.
La connaissance des romans était
absolument nécessaire aux jongleurs. Si ces romans n' avaient été
écrits en la langue seule usitée dans le midi de la France,
aurait-on exigé généralement des jongleurs qu' ils en eussent fait
une étude?
Les divers troubadours qui ont écrit des instructions
pour les jongleurs, indiquent comme indispensable, la connaissance
des principaux romans, dont ils font une longue énumération.
Voici
quelques uns des personnages de roman indiqués par Giraud de
Cabreira, dans sa pièce, Cabra Juglar. Aigolens, Aiols, Aldaer, Ami,
Amelis, Apollonius, Aufelis, Augier, Aya d' Avignon, Bérart, Bovon,
Charles, Daurel, Dovon, Estout, Floris, Florisen, Gauvain, Gerard de
Rossillon, Goanelon, Gribert, Guarin, Isembert, Marchari, Marcueil,
Marselion, Merlin, Milon, Olitia, Olivier, Pâris, Rainier, Rainoalt,
Robert, Roland, Tristan, Yseult.
Giraud de Calanson, dans sa
pièce, Fadet Joglar, nomme entre autres: Amier, fils de Rainier,
Amon, fils de Doon, Boloes, Clodomir, Daurel, Doer, Gamenon,
Marescot, Pamfile, Pepin, Suralis, Teris, Virgile.
Parmi les
personnages de roman que cite Bertrand de Pâris de Roergue, dans sa
pièce, Guordo, je remarque les suivants:
Adraste, Aluxe, André,
Apollonius, Argilen, Aripodes l' enfant, Artus, Aspinel, Gormon,
Guyon de Mayence, Isambart, Ivan, Marck, Merlin, Polamides,
Salapinel, Tristan.
Lorsqu' un troubadour introduit dans une pièce
un jongleur comme interlocuteur, et qu' il le fait discourir sur son
savoir, il ne manque pas de lui faire dire qu' il connaît beaucoup
de romans, et qu' il les conte bien.
E si be m suy aperceubutz
A
son venir que fos joglars;
Si
m volgui saber sos afars
Per mi meteus, et el me dis:
“Senher,
ieu soy us hom aclis...
E say romans dir e contar.”
Pierre
Vidal: Abril.
(a: Et comme bien je me suis aperçu
A son venir
qu' il fût jongleur;
Ainsi je voulus savoir ses affaires
Par
moi-même, et il me dit:
“Seigneur, je suis un homme
dévoué...
Et je sais romans dire et conter.”
Plusieurs
troubadours offrent dans des pièces d' un autre genre, une
énumération de divers héros de romans. (1: Voyez tome 3, p. 204,
342.)
Lo sen volgra de Salomon,
E de Rollan lo bel
servir...
E sembles Tristan de amia,
E Galvan de cavallaria;
E
'l bon saber de Merlin volgra mai.
Pistoleta: Ar agues.
(b: Le
sens je voudrais de Salomon,
Et de Roland le beau servir...
Et
que je ressemblasse à Tristan d' amie,
Et à Gauvain de
chevalerie;
Et le bon savoir de Merlin je voudrais
davantage.)
Anc Carles Martel, ni Girartz,
Ni Marsilis, ni
Aigolans,
Ni 'l rey Gormons, Ni Yzembartz,
Non aucizeron homes
tans.
Pierre Cardinal: Per fols.
(a: Jamais Charles-Martel, ni
Gerard,
Ni Marsilis, ni Aigolans,
Ni le roi Gormon, ni
Isembard,
N' occirent hommes tant.)
De tant fo mal
membratz,
Car Dons Rainatz lo ros,
Ni Belins lo moutos,
N’
Isingrins l’ afilatz,
Ni Floris qu’ er amatz...
Ni Tiflas
de Roai,
Ni Raols de Cambrai
No i Foron, Ni 'l deman
De
Perceval l’ enfan.
Arnaud s' Entrevenas: Del sonet.
(b: De
tant il s' est mal souvenu,
Car Don Renard le roux,
Ni Belin le
mouton,
Ni Isengrins le rusé,
Ni Floris qui était aimé...
Ni
Tiflas de Roai,
Ni Raouls de Cambrai
N' y furent, ni la
demande
De Perceval l' enfant.)
De Merlin lo salvage com
dis oscuramentz
De totz los reis engles lo profeciaments, (c:
De
Merlin le sauvage comme il dit obscurément
De
tous les rois anglais la prophétie,
De la mort Artus sai per
que n' es doptamentz,
De Galvan so nebot los aventuramentz,
De
Tristan e d' Ysolt los enamoramentz, (N. E. Tristán e Isolda)
E
del clerc lausenger per qual lausengamentz
De leis e del rei March
parti 'l maridamentz,
De Guillielm Perdut com fo terra
tenentz,
Del bo rei Aroet com fo larcx e metentz.
Pierre de
Corbian: El nom de Yesu.
(a: De la mort d' Artus je sais pourquoi
en est doutance,
De Gauvain son neveu les aventures,
De Tristan
et d' Yseult les amours,
Et du clerc médisant par quelle
médisance
D' elle et du roi Marck sépara le mariage,
De
Guillaume Perdut comme il fut terre tenant,
Du bon roi Aroet comme
il fut libéral et dépensier.)
Les romans étaient très
nombreux dans le douzième siècle; la plupart des troubadours de
cette époque y font des allusions fréquentes dans leurs pièces;
tels sont plus particulièrement, Rambaud d' Orange, la comtesse de
Die, Bernard de Ventadour, Augier, Pons de Capdueil, Arnaud de
Marueil, Pistoleta, Gaucelm Faidit, Arnaud Daniel, Rambaud de
Vaqueiras, etc. J' indiquerai par ordre alphabétique quelques-uns
des romans dont les troubadours ont le plus fréquemment parlé, et
je choisirai dans leurs pièces, les passages qui rappellent quelques
circonstances de ces romans.
Alexandre.
Plus que las
domnas que aug dir
C' Alixandres trobet el broill,
Qu' eran
totas de tal escuoill
Que non podion ses morir
Outra l' ombral
del bruoill anar.
Guillaume de la Tour: Plus que.
(a: Plus que
les dames que j' entends raconter
Qu' Alexandre trouva au
bois,
Qui étaient toutes de telle sorte
Qu' elles ne pouvaient
sans mourir
Outre l' ombrage du bois aller.)
André de
France.
L' ancien historien des poëtes provençaux dit, d'
après le moine des îles d' Or et Saint Cesari, que Pons de Brueil,
“amoureux de Elis de Merillon, femme de Ozil de Mercuyr, fille de
Bernard d' Anduze, gentilhomme d' Auvergne, fit un beau chant funèbre
sur la mort de Elys... Qu' il mit par écrit un traicté intitulé:
De las amors enrabyadas de Andrieu de Fransa, qui mourut par trop
aymer.” (1: Jean de Nostradamus, p. 82.)
Le troubadour que
Nostradamus nomme Pons de Brueil,
n' est autre que Pons de Capdueil
qui en effet, selon son biographe “aima d' amour Azalaïs de
Mercœur, femme d' Osil de Mercœur, et fille de Bernard d' Anduze,
baron distingué de la marche
de Provence.”
(2: “Pons de Capduoill... amet per amor ma dompna N' Azalais de
Mercuer, moiller d' En Ozill de Mercuer, que fo filla d' En Bernart
d' Andusa, d' un onrat baron qu' era de la marca de Proenssa.” MS.
R. 7614, fol. 32.)
J' ai eu déja l' occasion de rappeler la
complainte touchante que Pons de Capdueil fit sur la mort d' Azalaïs.
(1: Voyez ci-dessus, p. 181.)
Il est donc très vraisemblable que
ce roman d' André de France fut composé par ce troubadour. Voici
quelques passages relatifs à ce roman:
Ni per amor puosca nul
hom morir,
Car ieu non muor, e mos mals es tan greus,
Per qu'
ieu non crei c' anc en moris N Andrieus.
Pierre Rogier: Ja n' er
cregut.
(a: Ni que pour amour puisse nul homme mourir,
Car je
ne meurs, et mon mal est tant grief,
C' est pourquoi je ne crois
que jamais en mourut le seigneur André.)
Car sels Andrieus
qu' om romansa
Non
trais anc tan greu martyre
Per la reyna de Fransa,
Com ieu per
vos cui dezire.
Gaucelm Faidit: Quoras que m des. (b:
Car cet
André qu' on romance
Ne traîna jamais tant grief martyre
Pour
la reine de France,
Comme moi pour vous que je desire.)
Si
tant gent muri Andrieus,
Non amet mielhs en son cor
Qu' ieu fas
lieys qu' ai encobida.
Elias de Barjols: Bon' aventura.
(c:
Quoique tant gentiment mourût André,
Il n' aima mieux en son
cœur
Que je fais elle que j' ai convoitée.)
Amada us ai mais
c' Andrieus la reyna.
Rambaud de Vaqueiras: Non puesc.
(a:
Aimée je vous ai plus qu' André la reine.)
Enans l' am mais, s'
ela m guart ni m' aiut,
No fes Andrieus la reyna de
Fransa.
Raimond Jordan: Vert son li ram.
(b: Cependant je l'
aime plus, si elle me garde et m' aide,
Que ne fit André la reine
de France.)
Dans une tenson entre Giraud et Peyronet, sur le
pouvoir des yeux et du cœur en amour, Peyronet défend le pouvoir
des yeux, et rappelle l' exemple d' André de France. Je citerai
encore ce passage, malgré l' altération du texte, parce qu' il se
rapporte plus immédiatement au titre donné par Nostradamus à l'
ouvrage de Pons de Capdueil.
Segner Giraut, tut li ben e 'l
damnagje
Movon per huogl, d' amor, que c' om vos dia,
C' a
Andriuet meiron al cor tal ragje
Qu' en pres la mort per lieis cui
dieu maldia.
Giraud et Peyronet: Peronnet d' una.
(c: Seigneur
Giraud, tous les biens et les dommages
Meuvent par yeux, d' amour,
quoiqu' on vous dise,
Vû qu' à André ils mirent au cœur telle
rage
Qu' il en prit la mort pour elle que Dieu maudisse.)
Apollonius
de Tyr.
D' Apollonius de Tyr
Sapchatz comtar e dir
Com
el fos perilhat,
----
D' Apollonius de Tyr
Sachez conter
et dire
Comme il fut en danger,
El
e tot son bernat,
En mar perdet sas gens...
E pueis issic en
terre
On li fon obs a querre
Vianda don hom vieu,
Com un
paure caitieu…
Mas pueis n’ ac gran honor,
C’ amor li
rendet say
Mais que non perdet lay…
E fo rey com denans
Fort
e ricx e prezans.
Arnaud de Marsan: Qui comte.
(a: Lui et tout
son barnage,
En mer il perdit ses gens...
Et puis il sortit en
terre
Où lui fut besoin à chercher
Nourriture dont on
vit,
Comme pauvre chétif...
Mais puis il en eut grand
honneur,
Vû qu’ amour lui rendit ici
Plus qu’ il ne perdit
là...
Et il fut roi comme devant
Puissant et riche et
prisé.)
Artus et Ara.
Sapchatz del rey Artus,
Que
say que us valra pus,
Car el anc no feni
Ni encar no y falhi,
Ni ja no y falhira
Can segle durara.
Arnaud de Marsan: Qui
comte.
---
Sachez du roi Artus,
Vû que je sais que vous
vaudra plus,
Car il jamais ne finit
Ni encore n’ y faut,
Ni
jamais n' y faudra
Autant que le siècle durera.
Ce passage
prouve que les romans de la Table-Ronde étaient généralement
répandus dans l' Europe latine.
Ges non sabes d' Artus tan
com ieu fas,
Ni de sa cort on ac man soudadier.
Bert. de Paris
de Roergue: Guordo. (b:
Point ne savez d' Artus tant comme je
fais,
Ni de sa cour où il eut maint soldat.)
Anc al temps
d' Artus ni d' Ara,
Ieu no crei que nuls homs vis
Tan bel
colp...
Frag. Laurenziana, plut. 41, n° 42.
(c: Jamais au
temps d' Artus ni d' Ara,
Je ne crois que nul homme vit
Tant
beau coup...)
Bérart de Monleydier.
Aleyxandre vos
laisset son donar...
E 'l pros Berart domney e gen parlar.
Rambaud
de Vaqueiras: Valen marques.
(d: Alexandre vous laissa son
donner...
Et le preux Bérart courtoisie et gentil parler.)
D'
Ardimen val Rotlan et Olivier...
E de domney Berart de Monleydier.
Pierre Vidal: Drogomans.
(e: De hardiesse vaut Roland et
Olivier...
Et de courtoisie Bérart de Monleydier.)
Mais
que Beratz de Monleydier,
Tota nueg joston a doblier.
Marcabrus:
Al departir.
(a: Plus que Bérard de Monleydier
Toute la nuit
joûtent au tablier.)
Floris
et Blanchefleur.
Car plus m' en sui abellida
Non fis Floris
de Blancaflor.
Comtesse de Die: Estat ai.
(b: Car plus je m' en
suis charmée
Que ne fit Floris de Blanchefleur.)
Blancaflor
ni Semiramis...
Non agro la meitat de joy
Ni d' alegrier ab
lurs amis,
Cum ieu ab vos, so m' es avis.
Arnaud de Marueil:
Dona genser.
(c: Blanchefleur, ni Sémiramis...
N' eurent la
moitié de joie
Ni d' alégresse avec leurs amis,
Comme moi
avec vous, ce m' est avis.)
Que meill non pres a Raol de
Cambrais,
Ni a Flori qan poget el palais.
Folquet de Romans: Ma
bella dompna.
(d: Vû que mieux ne prit à Raoul de Cambrai,
Ni
à Floris quand il monta au palais.)
Pro
m' esta miels d' amor
Qu' a Floris el palais.
Gaucelm Faidit:
Ges no m tuelh.
(e: Profit m' est mieux d' amour
Qu' à Floris
au palais.)
Anc
no fon de joy tan ricx
Floris quan jac ab s’ amia.
Folquet de
Romans: Ma chanso.
(a: Jamais ne fut de joie si riche
Floris
quand il coucha avec son amie.)
Ni Blancaflor
Tan greu
dolor
Per Flori non senti,
Quan de la tor
L' emperador
Per
s’ amistat eyssi.
Aimeri de Bellinoi: S’ a mi dons.
(b: Ni
Blanchefleur
Tant griève douleur
Pour Floris ne sentit,
Quand
de la tour
L' empereur
Pour sa tendresse sortit.)
Un
passage du roman de Jaufre semble rappeller une autre
circonstance.
Que far m’ o fai forsa d’ amor
Que fes
Floris a Blancaflor
Tant amar, qu’ era filz de rei,
Que
partir lo fes de sa lei.
Ms. R. n° 7988, fol. 76, v°; et n°
468, p. 86.
(c: Vû que faire me le fait force d’ amour
Qui
fit Floris à Blanchefleur
Tant aimer, qui était fils de roi,
Que
séparer le fit de sa loi.)
Golfier des Tours.
Aissi
'l serai fis ses fals' entresenha,
Cum fo 'l leos a 'N Golfier de
las Tors,
Quan l' ac guerit de sos guerriers peiors.
Gaucelm
Faidit: Chant e deport.
(a: Ainsi je lui serai fidèle sans fausse
démonstration,
Comme fut le lion au seigneur Golfier des
Tours,
Quand il l' eut délivré de ses ennemis pires.)
Gui
de Nantueil.
Leis qu' ieu am mais que non amet vasletz
Guis
de Nantuelh la puissel' Ayglentina.
Rambaud de Vaqueiras: Non
puesc.
(b: Elle que j' aime plus que n' aima le varlet
Gui de
Nantueil la pucelle Aiglantine.)
Avetz de totz los bos aips e d'
amor,
Don vos es pres miels c' a 'N Gui de Nantuelh.
Aimeri de
Peguilain: Lonjamen.
(c: Vous avez de tous les bons avantages et
d' amour,
D' où vous est pris mieux qu' au seigneur Gui de
Nantueil.)
Que saup mais d' amor que Nantuelh.
Raimond
Vidal: En aquel temps.
(d: Vû qu' il sut plus d' amour que
Nantueil.)
E comtatz d' En Gui de Nantoill.
Lanfranc Cigala
et Lantelm: Lantelm.
(e: Et vous contez du seigneur Gui de
Nantueil.)
Ivan.
D' Ivan lo filh del rey
Sapchatz
dire per quey
(f: D' Ivan le fils du roi
Sachez dire
pourquoi
Fon el pus avinens
De negus hom vivens;
Qu' el
premier sembeli
C’ om portet sobre si
El ac en son mantel…
E
'n espero finela,
E bloca en escut;
El ac, so sabem tut,
Gans
c’ om viest en mas,
E 'l ac los primeiras;
Las donas aquel
temps
Que l' ameron essems,
El tengro per amic.
Arnaud de
Marsan: Qui comte.
(a: Fut il plus avenant
Qu’ aucun homme
vivant;
Vû que la première fourrure
Qu’ on porta sur soi
Il
eut en son manteau...
Et en éperon courroie,
Et boucle en
écu;
Il eut, cela nous savons tous,
Gants qu’ on vêtit en
main,
Et il eut les premiers;
Les dames en ce temps
Qui l’
aimèrent ensemble,
Le tinrent pour ami.)
Landrix et
Aya.
Et am vos mais que Landricx non fetz Aya,
Pons de
Capdueil: Humils.
(b: Et j' aime vous plus que Landrix ne fit
Aya.)
Qu' ieu serai de bon celar
E plus fis, si dieus n'
ampar,
Que no fo Landricx a n' Aya.
P. Raimond de Toulouse: Ar
ai ben.
(a: Vû que je serai de bon celer
Et plus fidèle, si
Dieu n' empêche,
Que ne fut Landrix à dame Aya.)
Linaure.
De
Linaura sapchatz
Com el fon cobeitatz,
E com l' ameron
totas
Donas, e' n foron glotas,
Entro 'l maritz felon
Per
granda trassion
Lo fey ausir al plag;
Mas aco fon mot lag
Que
Massot so auzis;
E 'n fo, so cre, devis
E faitz quatre
mitatz
Pel quatre molheratz;
(b: De Linaure sachez
Comme il
fut convoité,
Et comme l' aimèrent toutes
Dames, et en furent
gloutonnes,
Jusqu' à ce que le mari félon
Par grande
trahison
Le fit occir au plaid;
Mais cela fut moult laid
Que
Massot ce ouït;
Et en fut, ce crois, divisé
Et fait quatre
moitiés
Par les quatre maris;
Sest
ac la maystria
De d' intre sa bailia,
Entro que fon
fenitz.
Arnaud de Marsan: Qui comte.
(a: Celui-ci eut la
souveraineté
Au-dedans de sa baillie,
Jusqu' à ce qu' il fut
fini.)
Olivier.
Qu' anc non vi, ni ja non veirai...
D'
un sol home tan bel assai,
Ni non deu dire cavaliers
Que tant
en agues Oliviers.
Giraud de Borneil: S' anc jorn.
(b: Vû que
jamais je ne vis, ni jamais je ne verrai...
D' un seul homme tant
bel essai,
Ni ne doit dire chevalier
Que tant en eut
Olivier.)
E s' ieu non val per armas Olivier,
Vos non
valetz Rollan, a ma semblansa.
Albert Marquis et Rambaud de
Vaqueiras: Ara m digatz.
(c: Et si je ne vaux pour armes
Olivier,
Vous ne valez Roland, à mon avis.)
Partenopex
de Blois.
Car lai en l' encantada ciu
Menet ad aventura 'l
navei
Lo rics Partenopes de Blei.
Arnaud Daniel: Ab
plazers.
(d: Car là en l' enchantée citée
Mena à aventure
le navire
Le puissant Partenopex de Blois.)
Perceval.
Anc
Persavals, quant en la cort d' Artus
Tolc las armas al cavalier
vermelh,
Non ac tal gaug com ieu del sieu cosselh.
Rambaud de
Vaqueiras: Era m requier.
(a: Jamais Perceval, quand en la cour
d' Artus
Il arracha les armes au cavalier vermeil,
N' eut telle
joie comme moi du sien conseil.)
Atressi com Persavaus,
El
temps que vivia,
Que s' esbaic d' esguardar
Tan que non saup
demandar
De que servia
La lansa...
Richard de Barbezieux:
Atressi.
(b: Ainsi comme Perceval,
Au temps qu' il vivait,
Qui
s' ébahit de regarder
Tant qu' il ne sut demander
De quoi
servait
La lance...)
Com Persavaus tro qu' anet a son
oncle.
Barthélemy Zorgi: En tal dezir.
(c: Comme Perceval
jusqu' à ce qu' il alla à son oncle.)
Renard et
Isengrin.
Anc Rainartz d' Isengri
No s saup tan gen
venjar,
Quan lo fetz escorjar,
(d: Jamais Renard d' Isengrin
Ne
se sut si bien venger,
Quand il le fit écorcher,)
E il det
per escarnir
Capel e gans.
Pierre de Bussignac: Quan lo
dous.
(a: Et lui donna pour railler
Chapeau et gants.)
Que
vas mi es de peior art
Non fon ves N Esengrin Rainart.
Richard
de Tarascon et Gui de Cavaillon: Cabrit.
(b: Vû que vers moi est
de pire art
Que ne fut vers le seigneur Isengrin Renard.)
Raoul
de Cambrai.
Lo cor aves, dompna, qu' ieu lo vos lais
Per
tal coven qu' ieu no 'l voill cobrar mais,
Que meill non pres a
Raol de Cambrais...
Com fez a mi, car soi fins et verais.
Folquet
de Romans: Ma bella dompna.
(c: Le cœur vous avez, dame, vû que
je le vous laisse
Par tel accord que je ne le veux recouvrer
jamais,
Attendu que mieux ne prit à Raoul de Cambrai...
Comme
fit à moi, car je suis fidèle et vrai.)
Roland et
Alde.
Plus n' ai pres joi e salut
Qu' anc no i pres d' Alda
Rotlan.
Barthélemy Zorgi: Atressi.
(d: Plus j' en ai pris joie
et salut
Que jamais n' y prit d' Alde Roland.)
Aleyxandre
vos laisset son donar,
Et ardimen Rotlan e 'lh dotze par.
Rambaud
de Vaqueiras: Valen marques.
(e: Alexandre vous laissa son
donner,
Et hardiesse Roland et les douze pairs.)
Mas
trahitz sui, si cum fo Ferragutz
Q' a Rotlan dis tot son maior
espaut,
Per on l' aucis; e la bella fellona
Sap qu' ieu l' ai
dig ab qual gienh m' aucizes.
Rambaud de Vaqueiras: D' amor.
(a:
Mais trahi je suis, ainsi comme fut Ferragus
Qui à Roland dit
toute sa plus grand peur,
Par où il l’ occit; et la belle
félonne
Sait que je lui ai dit avee quel engin elle m'
occirait.)
Et aura li ops bos estandartz,
E que fieira
mielhs que Rotlans.
Pierre Cardinal: Per fols.
(b: Et aura à
lui besoin bons étendards,
Et qu’ il frappe mieux que
Roland.)
Ieu no m' apel ges Olivier
Ni Rollan, qe q' el s'
en dises,
Mas valer los cre maintas ves
Quant cossir de leis
qu' en enquer.
Garin d' Apchier: L' autr' ier.
(c: Je ne m'
appelle point Olivier
Ni Roland, quoi qu ’il s’ en dit,
Mais
valoir les crois maintes fois
Quand je pense d’ elle que j' en
enquiers.)
Seguis et Valence.
Ans vos am mais no fetz
Seguis Valensa.
Comtesse de Die: A chantar.
(d: Mais je vous
aime plus que ne fit Seguis Valence.)
Tristan et Yseult.
Car
ieu begui de l' amor,
Que ja us deia amar celada,
Ab Tristan,
quan la il det Yseus gen...
Sobre totz aurai gran valor,
S'
aital camisa m' es dada
Cum Yseus det a l' amador
Que mais non
era portata; (portada)
Tristan mout presetz gent presen...
Qu'
Yseutz estet en gran paor,
Puois fon breumens conseillada,
Qu'
ilh fetz a son marit crezen
C' anc hom que nasques de maire
Non
toques en lieis mantenen.
Rambaud d' Orange: Non chant.
---
(e:
Car je bus de l’ amour,
Que désormais je vous doive aimer
celée,
Avec Tristan, quand la lui donna Yseult gentiment...
Sur
tous j' aurai grande valeur,
Si telle chemise m' est donnée
Comme
Yseult donna à l' amant
Qui plus n' était portée;
Tristan
moult prisa ce gentil présent...
Vû qu' Yseult fut en grand
peur,
Puis elle fut promptement conseillée,
Vû qu' elle fit à
son mari croyant
Que jamais homme qui naquit de mère
Ne
touchât en elle désormais.)
Tan trac pena d' amor,
Qu' a
Tristan l' amador
Non avenc tan de dolor
Per Yseut la
blonda.
Bernard de Ventadour: Tant ai mon cor.
(b: Tant je
traîne peine d' amour,
Qu' à Tristan l' amant
N' advint tant
de douleur
A cause d' Yseult la blonde.)
Beure m fai ab l'
enaps Tristan
Amors, et eisses los pimens,
Deudes de Prades:
Sitot m' ai pres.
(a: Boire me fait avec la coupe de
Tristan
Amour, et même les piments. - *: Voyez la note, p.
144.)
Als pels N' Agnes...
Qu' Iseus, la domn' a Tristan,
Qu'
en fo per totz mentauguda,
No 'ls ac tan bels a saubuda.
Bertrand
de Born: Domna puois.
(b: Aux cheveux de dame Agnès...
Vû qu'
Yseult, la dame à Tristan,
Qui en fut par-tout maintenue,
Ne
les eut si beaux au sû de tous.)
Ni Antigona, ni Esmena,
Ni
'l bel' Ysseulz ab lo pel bloy,
Non agro la meitat de joy
Ni d'
alegrier ab lurs amis,
Cum ieu ab vos, so m' es avis.
Arnaud de
Marueil: Dona genser.
(c: Ni Antigone, ni Ismène,
Ni la belle
Yseult avec le poil blond,
N' eurent la moitié de joie
Ni d'
alégresse avec leurs amis,
Comme moi avec vous, ce m' est
avis.)
Be m deu valer s' amors, quar fis amans
Li sui trop
mielhs no fon d' Izeutz Tristans.
Pons de Capdueil: Astrucx.
(d:
Bien me doit valoir son amour, car fidèle amant
Je lui suis
beaucoup mieux que ne fut d' Yseult Tristan.)
Mais vos am ses
bauzia
No fes Tristan s' amia.
Pons de Capdueil: Qui per.
(a:
Plus je vous aime sans tromperie
Que ne fit Tristan son amie.)
L'
amoroseta beuanda
Non feric ab son cairel
Tristan n' Iseut plus
fortmen
Quant ill venion d' Irlanda.
Barthélemy Zorgi:
Atressi.
(b: L' amoureuse boisson
Ne frappa avec son
carreau
Tristan ni Yseult plus fortement
Quand ils venaient d'
Irlande.)
Le passage suivant est extrait du roman de
Jaufre.
Que far m' o fai forsa d' amor...
E que fes fol
semblar Tristan
Per Yseult cui amava tan,
E de son oncle lo
parti,
Et ella per s' amor mori.
MS. R. n° 7988, fol. 76, et
n° 468, p. 86.
(c: Vû que faire me le fait force d' amour...
Et
qui fit fol sembler Tristan
A cause d' Yseult qu' il aimait
tant,
Et de son oncle le sépara,
Et elle par son amour
mourut.)
On me pardonnera, sans doute, ces nombreuses
citations relatives au roman de Tristan et d' Yseult; il m' a paru
que ce sujet était l' un de ceux qui ont le plus occupé les
écrivains du moyen âge, soit dans le midi et le nord de la France,
soit dans les pays étrangers.
On a vu que le comte d' Orange,
troubadour et seigneur distingué, mort vers 1173, donnait sur ce
roman des détails très circonstanciés.
Il est permis de croire
que l' ouvrage dont parle Rambaud d' Orange était l' original du
roman français, écrit à la fin du douzième siècle, et dont
Chrestien de Troyes passe pour être l' auteur. Ce roman français
est dédié à Philippe, comte de Flandres, mort en 1191.
Thomas
of Erceldoune, qui est mort avant 1299 et après 1286, a aussi
composé en anglais le roman de Sir Tristrem.
Il n' entre point
dans mon plan de rechercher maintenant dans quelle langue ce roman a
été primitivement écrit; mais il est évident qu' il a existé
dans la langue des troubadours un roman de Tristan et d' Yseult. Les
diverses allusions, les détails nombreux que présentent les
passages de ces poëtes, eussent été inintelligibles pour les dames
et pour les nombreux auditeurs rassemblés dans les cours du midi, si
ce sujet n' avait été rendu en quelque sorte populaire à la faveur
du langage usuel. Aussi un troubadour, accusant un jongleur d'
ignorance, lui reproche-t-il entre autres de ne point savoir les
aventures de Tristan:
Ni no sabetz las novas de Tristan.
Bert.
de Paris de Roergue: Guordo.
(a: Ni ne savez les novelles de
Tristan.)
Les bornes que je me suis prescrites ne me
permettent pas d' insister davantage sur les romans et les
personnages de romans indiqués dans les ouvrages des troubadours.
Il
me suffit d' avoir prouvé qu' on y trouvera d' abondants et utiles
renseignements sur cette partie de notre ancienne littérature.
L'
existence d' autres romans qui ont appartenu à cette littérature
est constatée par divers témoignages. J' en fournirai des exemples
pris, un dans la littérature française, et deux dans la littérature
étrangère.
Le roman original de Pierre de Provence et de la
Belle Maguelone avait été composé par Bernard de Treviez, chanoine
de Maguelone, avant la fin du douzième siècle.
Pétrarque y fit
quelques corrections (1) lors de son séjour à Montpellier, où il
étudia en droit pendant quatre années. (2)
(1) “Pétrarque, le
père et le prince des poëtes italiens, fit son cours en droit à
Montpellier pendant quatre ans, comme lui-mesme le témoigne; et,
pour se délasser et se divertir en ceste sérieuse estude, il polit
et donna des graces nouvelles, aux heures de sa récréation, à l'
ancien roman de Pierre de Provence et de la Belle Maguelone, que B.
de Treviez avoit fait couler en son temps parmi les dames, pour les
porter plus agréablement à la charité et aux fondations
pieuses.”
Idée de la ville de Montpellier, par Pierre Gariel,
p. 113, 2.e partie.
Voyez aussi 1re partie, p. 71 et 129.
(2)
“Inde ad montem Pessulanum legum ad studium profectus quadriennium
ibi alterum, etc.” Pétrarque, de origine, vitâ, et studiorum
suorum successu, etc.
Le
roman français n' est qu' une traduction, dont la première édition,
imprimée à Lyon avant la fin du quinzième siècle,
porte:
“Ordonnée en cestui languaige... et fut mis en cestui
languaige l' an mil CCCCLVII.” (1457)
L' autorité de Dante
suffirait pour nous convaincre qu' Arnaud Daniel avait composé
plusieurs romans, puisqu' il a dit de lui:
Versi d' amore e prose
di romanzi
Soverchiò tutti; e lascia dir gli stolti,
Che quel
di Lemosì
credon ch' avanzi.
Dante, Purgatorio, cant. 26, v. 118.
Mais
il reste une preuve positive de l' existence d' un roman d' Arnaud
Daniel; c' est celui de Lancelot du Lac, dont la traduction fut
faite, vers la fin du treizième siècle, en allemand, par Ulrich de
Zatchitschoven, qui nomme Arnaud Daniel comme l' auteur original. (1:
Des extraits de cette traduction allemande ont été publiés.)
Le
Tasse, dans l' un de ses ouvrages (2: Discorso sopra il parere fatto
del signor Fr. Patricio, etc. edit. fol. tom. 4, p. 210.), s' exprime
en ces termes au sujet des romans composés par les troubadours:
“E
romanzi furono detti quei poemi, o piuttosto quelle istorie favolose,
che furono scritte nella lingua
de' Provenzali o de' Castigliani;
le quali non
si scrivevano in versi, ma in prosa,
come alcuni hanno osservato prima di me, perchè Dante, parlando d'
Arnaldo Daniello disse:
Versi d' amore e prose
di romanzi,
etc.
(N. E. Torquato Tasso, Sorrento 11-3-1544 – Roma
25-4-1595)
Enfin Pulci, dans son Morgante Maggiore, nomme
Arnaud Daniel comme auteur d' un roman de Renaud:
Dopo costui
venne il famoso Arnaldo
Che molto diligentemente ha scritto,
E
investigò le opre di Rinaldo,
De le gran cose che fece in Egitto.
Etc.
Morgante Maggiore, cant. 27, ott. 80.
J' ai cru devoir
entrer dans ces divers détails pour faire sentir quels avantages
littéraires offre l' étude de la langue et des ouvrages des
troubadours.
La grammaire de cette langue, les monuments de sa
littérature rassemblés depuis une époque très reculée jusqu' à
celle où elle est devenue si célèbre, les traductions
interlinéaires placées par-tout pour expliquer les citations
originales, les renseignements fournis sur les troubadours eux-mêmes
et sur l' esprit des siècles où ils ont brillé, ainsi que sur la
nature et les genres divers de leurs ouvrages, auront suffisamment
préparé à l' intelligence des textes et des pièces que
contiendront les volumes suivants.
Fin du tome deuxième.
(N. E. A partir de la página 320 hay varias placas, imágenes. Inserto 2 en este documento. El resto se tienen que buscar en el pdf del original.)
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